samedi 26 septembre 2015

LA MOBYLETTE DU FILS DU GARDIEN

C’était dans les années soixante,[1] pas longtemps après l’octroi au Maroc[2] de « l’indépendance dans l’interdépendance »,[3] par le colonialisme français.[4]
Mon père était magistrat du parquet à Meknès,[5].
Il avait acquis une maison en ville nouvelle, dans un quartier où résidaient des familles de France.[6]
Auparavant, la maison était occupée par des français qui avaient regagné la métropole.
La rue portait, et porte encore, le nom d’un militaire français[7] qui s’était illustré dans les massacres des populations par le colonialisme.[8]
Derrière la maison passait une autre rue qui se confondait avec la première pour former une sorte de place que nous utilisions beaucoup pour jouer au football.
La circulation des véhicules n’était pas dense, et notre terrain goudronné nous permettait de pratiquer, parfois pendant des heures, ce sport que j’ai toujours apprécié.
Les chutes n’étaient pas que bénignes, mais l’attachement au ballon rond les rendait supportables.
Le soir,[9] un petit groupe de gardiens marocains des maisons des familles françaises qui étaient en métropole pour des vacances, préparait ce qu’il fallait pour la veillée, en étendant une longue natte sous un olivier dans un champs en face d’une rangée de maisons, dont celle acquise par mon père, et en installant un « brasero »[10] pour le feu de braises nécessaire au thé à la menthe.
Le père de l’un de nos amis de jeu, gardien, restait à l’écart de ce petit groupe.
Un jour, en début de soirée, cet ami, le plus âgé d’entre nous, est arrivé sur une mobylette neuve, rutilante, d’un jaune lumineux, et nous n’avions d’yeux que pour l’engin qu’aucun autre au quartier ne possédait, et qui à l’époque, n’était pas courant.
Nous n’avions pas de vélo non plus, mais nous savions en faire,[11] et nous avons dû être persuasifs car assez rapidement, nous avons convaincu notre ami de prêter sa mobylette à chacun de nous à tour de rôle, pour l’étrenner.
Nous étions certainement encore jeunes pour un tel exercice, mais l’effectuer dans la rue de notre quartier ne nous paraissait pas compliqué.
Notre ami qui nous aimait bien ne s’est pas fait trop prier pour accepter.
Quelques explications plus tard, chacun a fait son tour sans problème.
Il restait le tour du fils aîné de ma belle-mère,[12] plus jeune que la majorité d’entre nous.
Il m’est déjà arrivé de parler de lui pour dénoncer ses comportements et ses pratiques blâmables.
Aussi loin que remontent mes souvenirs le concernant, je l’ai toujours connu dans « la toute puissance »[13] comme disent les « psy ».
Et il s’obstine à continuer dans cette voie.
Il ramène toujours tout à lui et obtient, par des mensonges, des tricheries, et autres, beaucoup de ce qu’il convoite.[14]
Sur la mobylette, en fanfaron, il s’est trouvé très vite éjecté.
La mobylette a été endommagée.
Je revois la scène comme si elle venait d’avoir lieu.
L’engin n’avait pas été très abîmé, mais quelques dégradations étaient visibles, et la crainte par notre ami de la réaction de son paternel était grande.
Mon père était à la maison avec des invités, et notre ami a décidé d’aller le voir pour demander de quoi effectuer les réparations.
Nous étions avec lui lorsqu’il a sonné.
Mon père, croyant que c’était un de ses invités qui arrivait, est venu ouvrir lui-même.
Du haut du perron, il a demandé à notre ami ce qu’il voulait, et lorsque celui-ci a fini de présenter sa requête, mon père lui a demandé de déguerpir et de s’estimer heureux qu’il ne lui administre pas une correction pour avoir mis son fils en danger.[15]
Un demi-siècle après cet événement, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi mon père a refusé d’aider notre ami, fils d’un gardien pauvre qui a dû s’imposer mille et une privations afin de payer une mobylette à son fils.
Mon père pouvait faire « la morale » à notre ami bien sûr, mais pas refuser de l’aider.
En pensant à cet ami, je sens encore une grande gêne, mêlée à une sorte de profonde tristesse.
Que s’est-il passé ensuite ?
Son père lui a confisqué la mobylette pendant une certaine période, et lui a surtout interdit de fréquenter les enfants des familles comme la nôtre.[16]
  

BOUAZZA




[1] Selon le calendrier dit grégorien.
[2] Lmghrib (le ʺrʺ roulé).
[3] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, colonie française dite ″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé, est alors devenu roi au service de ce système.
[4] Et par le colonialisme espagnol.
[5] Mknaas, ville au nord-est du Maroc.
[6] Les villas de ʺhmriaʺ (le ʺrʺ roulé) commençaient à être occupées par plus de marocains qu'avant ce qui a été appelé ʺl’indépendance dans l’interdépendanceʺ.
Des gens de l’ancienne ville appelaient ces marocains ʺnçaaraa jdaadʺ, les nouveaux nazaréens, les nouveaux français, parce qu’auparavant, ces demeures étaient celles de colonialistes français
[7] Rue Bugeaud.
[8] C’est le cas pour beaucoup d’autres rues, boulevards, places, et autres.
[9] Pendant l’été.
[10] Mjmaar (le ʺrʺ roulé).
[11 Je ne me souviens pas quand est-ce que j’ai appris à en faire.
[12] La troisième épouse de mon père.
Avec mon père, en plus de ce fils, elle a eu sept autres enfants (quatre garçons qui, comme l’aîné, pour trois d'entre eux principalement, se sont accaparés de beaucoup de choses, et se sont arrogés des droits sur  ce qui ne leur appartient pas, et trois filles).
[13] La Toute Puissance appartient à Allaah.
L’expression utilisée par les "psy" s’applique à la personne atteinte de la pathologie qui consiste à "s’auto-glorifier" quoi qu’il arrive.
[14] En usurpateur, il s’est accaparé d’énormément de choses du vivant de mon père, et principalement d’une maison qu’il a vendue en évinçant sa mère, après le décès de mon père.
[15] Mon père avait souligné que si ses enfants n’avaient ni vélo ni mobylette, c’est justement afin qu’ils ne soient pas exposés aux accidents comme celui qui a eu lieu à cause de l’engin de notre ami qui de ce fait, était responsable de ce qui est arrivé.

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