Elle est morte à l’hôpital.[1]
Son fils en a informé le mien qui m’a téléphoné.
« Innaa lillaah wa innaa
ilayh raaji’oune ».[2]
Flots
de pensées.
Averses
d’images.
Afflux
de sensations.
C’est
en 1981, à notre retour du Maroc,[3] mon
épouse, nos deux fils et moi, que nous avons fait sa connaissance, et celle de
son mari.
Leur
fils était dans la même classe que le notre, en cours préparatoire,[4] et leur
logement était dans l’immeuble à côté de celui où nous étions installés.[5]
Notre
deuxième fils était en maternelle.
J’étais sans emploi salarié,[6] et
pouvait accompagner nos enfants le matin à l’école.
Joie intense d’un père appréciant les saveurs de ce
délice.
L’eau coulait le long du trottoir.
Je tenais les enfants chacun par une main en les
encourageant car il fallait d’un saut « traverser la rivière »,
passer à l’autre rive.
Je leur contais une histoire et l’eau qui coulait le
long du trottoir, c’était « la rivière » au bord de laquelle il nous
arrivait de nous mettre accroupis, les doigts dans le liquide pour sentir le
courant.
C’est après avoir quitté la région où nous étions, de
l’autre côté de la mer Méditerranée, albahr alabyad almotawassite, la mer blanche
intermédiaire, que nous nous sommes installés en France, pays où j’ai eu des
diplômes universitaires et où j’ai épousé la femme devenue la mère de nos
enfants, pays qui avait colonisé celui d’où nous sommes revenus.
Nous avons quitté la région où nous étions.
Je me sentais encerclé et cherchais un
« dehors »,[7] un
espace « ouvert »[8] afin
d’essayer de sortir du « clos ».[9]
Certains avaient dit : « il avait
tout ».
Il pouvait devenir une « personnalité ».[10]
Mais il a préféré partir.
Mskiine.[11]
Qu’est-ce que je suis venu faire
« ici » ?
Des saisons ont succédé aux saisons.
Il m’arrivait de dire :
« Les murs me connaissent.
Je m’intéresse à leur histoire et ils ne sont pas
indifférents à la mienne ».
Je le disais, mais qui était à l’écoute ?
Ayant fini, au bout de très nombreux mois,[12] à
décrocher un emploi salarié stable,[13] les
exigences imposées par les employeurs ne m’ont pas empêché de faire de mon
mieux pour prendre le temps de jouer avec les enfants.
Certains instants de matchs de football par exemple,
avec l’ami de classe de notre fils, chantent toujours dans tout mon être.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de m’arrêter devant
« la rivière » et de sentir les mains de deux enfants dans les
miennes.
Des murmures me parviennent.
Les voix qui montent de la cour de récréation et qui
m’atteignent de partout.
Mon cœur les rejoint.
Des mots que je vois.
Des larmes remplissent mes yeux.
Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée,
comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu
ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »[14]
Mon regard longe les murs.
Je remercie Allaah, et poursuis mon chemin.
Le
deuxième enfant des parents de l’ami de classe de notre fils, né avec
l’handicap dit la trisomie 21, nous a permis de voir de près l’étendue de
l’engagement d’une mère pour son enfant.
Après
l’accouchement, lorsque le handicap de son fils lui a été annoncé, il lui a été
précisé qu’elle pouvait l’abandonner pour une prise en charge par une
institution.
Que
répondre ?
La
mère, soutenue bien sûr par le père et le frère de l’enfant, a décidé, du jour
au lendemain, de quitter son poste « prometteur » de salariée d’une
entreprise de renom, afin de s’occuper au maximum de son enfant handicapé.
Tous
les professionnels étaient sollicités.
Tout
était mis en oeuvre afin que le suivi soit le plus efficace possible.
La
mère a tout appris sur la psychomotricité, l’orthophonie, la kinésithérapie, et
autres. l’accompagnement spécifique pour la scolarité, les projets
pédagogiques, n’avaient plus de secret pour elle.
Elle
connaissait par coeur les divers services, les organismes, les associations à
contacter.
Mais
avant tout, il y avait son amour maternel.
Un amour
dont les mots ne peuvent rendre compte.
J’ai
aimé cet enfant joyeux, affectueux, souriant, attachant, confiant, plein
d’espoir.
Pour
mon épouse et nos fils, il faisait partie de la famille.
Lorsque
nous allions chez lui, ou quand il venait chez nous avec son frère, ses
parents, c’était la fête.
Je
remercie Allaah de m’avoir permis de le connaître.
Des saisons ont succédé aux saisons.
Les
enfants ont grandi.[15]
Nos
relations avec l’ami de classe de notre fils sont devenues moins régulières,
puis très épisodiques, et enfin inexistantes.
Pourquoi ?
Cette
question est restée sans réponse car personne n’a jamais osé la poser.
Des
hypothèses ont été échafaudées, de part et d’autre sans doute.
Comme
c’est souvent le cas.
Mais
ce ne sont que des hypothèses.
Il
nous arrivait de nous croiser dans la rue, de nous saluer, d’échanger des
nouvelles concernant les enfants.
L’enfant
handicapé a eu un emploi dans un cadre spécialisé, un logement, maîtrise les
déplacements en utilisant les transports en commun, s’assume, consolide ses
capacités.
La
mère est aujourd’hui décédée.
J’ai
appris, toujours par mon fils, qu’avant qu’elle ne soit hospitalisée, son mari
était avec une autre femme.
Ainsi
sont les jours qu’Allaah répartit entre les êtres.[16]
BOUAZZA
[1]
En 2018, selon le calendrier dit grégorien.
[2]
Le ʺrʺ roulé.
ʺNous sommes à Allaah et à Lui nous retournonsʺ.
Alqoraane (Le Coran), sourate 2 (chapitre 2), Albaqara
(le ″r″ roulé), La Vache, aayate 156 (verset 156).
[3] Je suis
retourné au Maroc en 1977, après un séjour en France de sept ans.
Lorsque
j’ai débarqué pour la première fois en France, je n’avais pas 20 ans, j’étais
encore mineur (la majorité à l’époque était à 21 ans).
De
retour au Maroc, je devais effectuer deux ans de service civil, appelé par les
personnes assujetties à cette obligation, ʺservice si vilʺ.
À l’époque, un étudiant ou une étudiante, qui avait au
moins une licence universitaire, était, pendant deux ans, tenu de travailler
dans une administration.
J’ai ensuite commencé un stage d’avocat, avant de
quitter le Maroc pour m’installer en France avec mon épouse, et nos deux
fils.
[4]
CP.
[5]
Dans la même rue.
[6] Mon
épouse qui était enseignante avant de m’accompagner au Maroc, avait obtenu une
mise en disponibilité.
Avant
que nous quittions le Maroc, elle était assurée d’avoir un poste d’enseignante
dès son retour, et ce fut le cas.
[7]
khaarij, brraa (les ʺrʺ roulés).
[8]
Mftouh, mhloul.
[9]
Mghlouq, msdoud.
[10]
Chkhçiyya).
[11] Le pauvre.
[12]
Entrecoupés par de courtes périodes de travail intérimaire, et occupés aussi
par des études universitaires.
[13]
Dans le secteur public.
Á
notre retour en France, j’ai entrepris les démarches qui m’ont permis d’obtenir
la nationalité française par mariage.
[14] Driss Chraïbi
(Idriis Achchraaïbii) l’Homme du Livre, Balland-Eddif (Eddif, Maroc,
1994, Balland, France, 1995), p. 85.
[15]
L’ami de mon fils aîné s’est marié, mes deux fils aussi, et sont devenus pères.
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