jeudi 21 mars 2019

UNE MÈRE


Elle est morte à l’hôpital.[1]
Son fils en a informé le mien qui m’a téléphoné.
« Innaa lillaah wa innaa ilayh raaji’oune ».[2]
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
C’est en 1981, à notre retour du Maroc,[3] mon épouse, nos deux fils et moi, que nous avons fait sa connaissance, et celle de son mari.
Leur fils était dans la même classe que le notre, en cours préparatoire,[4] et leur logement était dans l’immeuble à côté de celui où nous étions installés.[5]
Notre deuxième fils était en maternelle.
J’étais sans emploi salarié,[6] et pouvait accompagner nos enfants le matin à l’école.
Joie intense d’un père appréciant les saveurs de ce délice.
L’eau coulait le long du trottoir.
Je tenais les enfants chacun par une main en les encourageant car il fallait d’un saut « traverser la rivière », passer à l’autre rive.
Je leur contais une histoire et l’eau qui coulait le long du trottoir, c’était « la rivière » au bord de laquelle il nous arrivait de nous mettre accroupis, les doigts dans le liquide pour sentir le courant.
C’est après avoir quitté la région où nous étions, de l’autre côté de la mer Méditerranée, albahr alabyad almotawassite, la mer blanche intermédiaire, que nous nous sommes installés en France, pays où j’ai eu des diplômes universitaires et où j’ai épousé la femme devenue la mère de nos enfants, pays qui avait colonisé celui d’où nous sommes revenus.
Nous avons quitté la région où nous étions.
Je me sentais encerclé et cherchais un « dehors »,[7] un espace « ouvert »[8] afin d’essayer de sortir du « clos ».[9]
Certains avaient dit : « il avait tout ».
Il pouvait devenir une « personnalité ».[10]
Mais il a préféré partir.
Mskiine.[11]
Qu’est-ce que je suis venu faire « ici » ?
Des saisons ont succédé aux saisons.
Il m’arrivait de dire :
« Les murs me connaissent.
Je m’intéresse à leur histoire et ils ne sont pas indifférents à la mienne ».
Je le disais, mais qui était à l’écoute ?
Ayant fini, au bout de très nombreux mois,[12] à décrocher un emploi salarié stable,[13] les exigences imposées par les employeurs ne m’ont pas empêché de faire de mon mieux pour prendre le temps de jouer avec les enfants.
Certains instants de matchs de football par exemple, avec l’ami de classe de notre fils, chantent toujours dans tout mon être.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de m’arrêter devant « la rivière » et de sentir les mains de deux enfants dans les miennes.
Des murmures me parviennent.
Les voix qui montent de la cour de récréation et qui m’atteignent de partout.
Mon cœur les rejoint.
Des mots que je vois.
Des larmes remplissent mes yeux.
Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée, comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »[14]
Mon regard longe les murs.
Je remercie Allaah, et poursuis mon chemin.
Le deuxième enfant des parents de l’ami de classe de notre fils, né avec l’handicap dit la trisomie 21, nous a permis de voir de près l’étendue de l’engagement d’une mère pour son enfant.
Après l’accouchement, lorsque le handicap de son fils lui a été annoncé, il lui a été précisé qu’elle pouvait l’abandonner pour une prise en charge par une institution.
Que répondre ?
La mère, soutenue bien sûr par le père et le frère de l’enfant, a décidé, du jour au lendemain, de quitter son poste « prometteur » de salariée d’une entreprise de renom, afin de s’occuper au maximum de son enfant handicapé.
Tous les professionnels étaient sollicités.
Tout était mis en oeuvre afin que le suivi soit le plus efficace possible.
La mère a tout appris sur la psychomotricité, l’orthophonie, la kinésithérapie, et autres. l’accompagnement spécifique pour la scolarité, les projets pédagogiques, n’avaient plus de secret pour elle.
Elle connaissait par coeur les divers services, les organismes, les associations à contacter.
Mais avant tout, il y avait son amour maternel.
Un amour dont les mots ne peuvent rendre compte.
J’ai aimé cet enfant joyeux, affectueux, souriant, attachant, confiant, plein d’espoir.
Pour mon épouse et nos fils, il faisait partie de la famille.
Lorsque nous allions chez lui, ou quand il venait chez nous avec son frère, ses parents, c’était la fête.
Je remercie Allaah de m’avoir permis de le connaître.
Des saisons ont succédé aux saisons.
Les enfants ont grandi.[15]
Nos relations avec l’ami de classe de notre fils sont devenues moins régulières, puis très épisodiques, et enfin inexistantes.
Pourquoi ?
Cette question est restée sans réponse car personne n’a jamais osé la poser.
Des hypothèses ont été échafaudées, de part et d’autre sans doute.
Comme c’est souvent le cas.
Mais ce ne sont que des hypothèses.
Il nous arrivait de nous croiser dans la rue, de nous saluer, d’échanger des nouvelles concernant les enfants.
L’enfant handicapé a eu un emploi dans un cadre spécialisé, un logement, maîtrise les déplacements en utilisant les transports en commun, s’assume, consolide ses capacités.
La mère est aujourd’hui décédée.
J’ai appris, toujours par mon fils, qu’avant qu’elle ne soit hospitalisée, son mari était avec une autre femme.
Ainsi sont les jours qu’Allaah répartit entre les êtres.[16]
  
BOUAZZA


[1] En 2018, selon le calendrier dit grégorien.
[2] Le ʺrʺ roulé.
ʺNous sommes à Allaah et à Lui nous retournonsʺ.
Alqoraane (Le Coran), sourate 2 (chapitre 2), Albaqara (le ″r″ roulé), La Vache, aayate 156 (verset 156).
[3] Je suis retourné au Maroc en 1977, après un séjour en France de sept ans.
Lorsque j’ai débarqué pour la première fois en France, je n’avais pas 20 ans, j’étais encore mineur (la majorité à l’époque était à 21 ans).
De retour au Maroc, je devais effectuer deux ans de service civil, appelé par les personnes assujetties à cette obligation, ʺservice si vilʺ.
À l’époque, un étudiant ou une étudiante, qui avait au moins une licence universitaire, était, pendant deux ans, tenu de travailler dans une administration.
J’ai ensuite commencé un stage d’avocat, avant de quitter le Maroc pour m’installer en France avec mon épouse, et nos deux fils. 
[4] CP.
[5] Dans la même rue.
[6] Mon épouse qui était enseignante avant de m’accompagner au Maroc, avait obtenu une mise en disponibilité.
Avant que nous quittions le Maroc, elle était assurée d’avoir un poste d’enseignante dès son retour, et ce fut le cas.
[7] khaarij, brraa (les ʺrʺ roulés).
[8] Mftouh, mhloul.
[9] Mghlouq, msdoud.
[10] Chkhçiyya).
[11] Le pauvre.
[12] Entrecoupés par de courtes périodes de travail intérimaire, et occupés aussi par des études universitaires.
[13] Dans le secteur public.
Á notre retour en France, j’ai entrepris les démarches qui m’ont permis d’obtenir la nationalité française par mariage.
[14] Driss Chraïbi (Idriis Achchraaïbii) l’Homme du Livre, Balland-Eddif (Eddif, Maroc, 1994, Balland, France, 1995), p. 85.
[15] L’ami de mon fils aîné s’est marié, mes deux fils aussi, et sont devenus pères.

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