mardi 29 mars 2022

LA MÈRE PARTIE

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je revois une image floue d’une femme qui court.
J’ai appris que ça devait être ma mère, s’enfuyant avec mon frère cadet dans les bras, afin qu’il ne lui soit pas arraché.
Il avait un peu plus d’un an.
Elle s’appelait ‘achoura.[1]
Les étoiles qui embellissent le ciel étaient dans ses yeux.
Partie lorsque j’étais âgé, parait-il, de moins de trois ans.
Elle avait fait les frais de l’ignorance de mon père, quant aux liens sacrés du mariage.
Ses cinq enfants[2] lui avaient été arrachés.[3]
Retour chez ses parents.
Elle avait senti qu’elle ne savait plus regarder la lumière.
Les feuilles s’étaient étiolées.
L’arbre était à l’agonie.
Des saisons s’étaient consumées.
Des récoltes avaient succédé à d’autres récoltes.
Mais lorsque la sève demeure, les feuilles renaissent, les branches se revitalisent et l’arbre, irrigué, renforce les racines et s’élève dans les cieux.
Elle est partie une deuxième fois.
Le samedi 28 juin 2008.[4]
Elle était âgée de quatre-vingts ans.[5]
« Nous sommes à Allaah, et à Lui nous retournons ».[6]
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
La cité de Lkhmiçaate[7] au Mghrib,[8]est à une cinquantaine de kilomètres à peine de Tiddaas.[9]
Lorsque mon père, magistrat,[10] y a été muté, j’avais à peine dix ans.
Ma mère pouvait venir nous voir.
C’étaient les premières visites dont je me souviens.
Il m’arrivait de mettre ma tête sur ses genoux.
Elle me caressait les cheveux et me grattait la tête.[11]
Elle parlait peu, presque à voix basse.
Comme si elle parlait à elle-même.
Elle fuyait les regards comme si sa présence était gênante.
Elle mangeait à peine.
Je l’observais discrètement, mais intensément.
Des années plus tard, j’ai commencé à lui rendre visite.
À partir du souq[12] de Tiddaas,[13] à pied ou à dos de mulet.
Quelques kilomètres en pleine campagne.
Jusqu’à l’humble habitation.[14]
Devancé par mon cœur qui battait au rythme du sien.
Une mère dont le sourire sentait l’aube de la vie.
Je la regardais pétrir.
Ses doigts fins caressaient la pâte avec douceur.
De temps à autre, elle ajoutait une petite branche de bois dans le four fait par elle-même.
Un four de terre, en forme de bol renversé avec une ouverture devant pour allumer le feu et introduire le pain à faire cuire, puis une ouverture au milieu pour dégager la fumée.
La flamme éclairait son visage, lui donnait plus de chaleur encore.
Dans la journée, elle s’asseyait sur un tapis fait par elle et continuait le tissage commencé.
Une couverture fine,[15]  blanche avec des motifs où le bordeaux dominait.
Couverture dont la femme se pare, encore aujourd’hui, en l’ajoutant sur ses vêtements à certaines occasions.
C’était elle qui travaillait la laine, récupérée sur les moutons et les brebis, pour les divers tissages.
Elle assemblait des fils, saisissait le Sens, consolidait le Lien.
Le fil lui venait de l’aube de la vie :
Croyance, amour, endurance, humilité, modestie, honneur, loyauté, fidélité, dignité, générosité, solidarité, hospitalité, détermination, résistance, noblesse et autres.
Elle ne savait pas « tisser » les mots pour le dire, mais ses tapis, ses divers tissages le disaient.
J’étais ici, en France, lorsqu’elle agonisait là-bas, au Mghrib.
Il m’a été raconté que le jour où elle a quitté l’existence ici-bas pour la vie dernière,[16] elle était dans le coma.
Des médecins avaient expliqué que c’était fini.
Une doctoresse restée dans la chambre de l’hôpital pour certaines observations, avait un peu dénudé ma mère, dans le coma.
La main de ma mère, dans le coma, s’était alors mise en mouvement pour essayer de couvrir ce que la doctoresse avait découvert.
La pudeur.
Vous connaissez ?
Peu de temps après, la mort a été constatée.
Que dire de ce qui s’en va et comment parler de ce qui demeure ?
Que dire de ce qui cesse et comment parler de ce qui commence ?
Que dire de ce qui a été et comment parler de ce qui sera ?[17] 
 
BOU’AZZA
[1] Le ʺrʺ roulé, ‘aachouraa-e, vient du chiffre dix, ‘achara, ‘chra, et qui renvoie au dixième jour du mois de Moharram (le ʺrʺ roulé).
la première lettre du prénom ‘aachou c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français, et non la lettre a qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule.
[2] Trois fille et deux garçons, dont mon frère cadet.
L’aînée était âgée de neuf ans à peine.
[3] Ma mère n’avait pas les moyens de se défendre.
Mon père qui avait, d’un premier mariage, deux enfants, mon frère aîné et ma soeur aujourd’hui décédée, avait chargé sa troisième épouse, ma belle-mère, âgée de dix-sept ans à peine, de s’occuper de tout le monde.
La première épouse a été divorcée comme ma mère.
[4] Selon le calendrier dit grégorien.
[5] Et moi cinquante-huit.
[6] ʺInnaa lillaah wa innaa ilayhi raji’ouneʺ (le ʺrʺ roulé).
Alqoraane (Le Coran), sourate2 (chapitre 2), Albaqara (le ″r″ roulé), La Vache, aayate 156 (verset 156).
Dans sa traduction du Qoraane (le ʺrʺ roulé) Kachriid (le ʺrʺ roulé) note que ʺla formule de consolation citée dans le verset 156, s’appelle ʺistirjaa’eʺ (le ʺrʺ roulé).
Celui qui la prononce avec sincérité et conviction y trouve en effet une réelle consolation dans les moments les plus difficiles.
Quand on se rappelle qu’on est entièrement la propriété d’Allaah et que c’est vers Lui que doit se faire notre retour, comment peut-on être écrasé de chagrin devant la perte des biens éphémères de ce monde ? Quand Allaah nous reprend un être cher ou un bien auquel nous sommes attachés, Allaah n’a fait que récupérer ce qu’il nous a prêté par pure bonté de Sa part et sans aucune contrepartie de la nôtre.
Que pouvons-nous donner à Celui qui possède toute chose en exclusivité totale ?ʺ
Salah Eddine Kechriid (Salaah Addiine Kachriid), traduction du Qoraane (Coran), Loubnaane (Liban), Bayroute (Beyrouth), éditions Daar Algharb Alislaamii, cinquième édition, 1410 (1990), première édition, 1404 (1984).
Note en bas de la page 30.
[7] Khémisset.
[8] Le "r" roulé, Maroc.
[9] Tiddas, Tedders.
[10] Procureur.
[11] Est-ce pour cette raison que j’aime toujours qu’on me caresse les cheveux et qu’on me gratte la tête ?
[12] Souk, marché.
[13] Tiddas.
[14] Habitation de paysans pauvres où elle était installée avec son deuxième époux et leurs quatre enfants, mes soeurs et mon frère, au lieu, dit ‘icha Mllouk (Aîcha mellouk), à quelques kilomètres de Tiddaas, en région Zmmour (Zemmour), direction de Walmaas (Oulmès).
[15] Tahndirte, hndira (le ʺrʺ roulé).
[16] Alaakhira (le ʺrʺ roulé).
[17] Je ne fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
http://raho.over-blog.com
http://paruredelapiete.blogspot.com
http://ici-bas-et-au-dela.blogspot.com
http://laroutedelafoi.blogspot.com
http://voyageur-autre.blogspot.com
http://lmslm.blogspot.com
http://iimaane.blogspot.com
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com


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