Juste
avant le début de l’année scolaire 1959-1960[1] je
crois, après avoir été à Rbaate[2] pour peu
de temps,[3] mon
père, magistrat au Mghriib[4] de
« l’indépendance dans l’interdépendance »,[5] a été
muté.
Lkhmiiçaate
est considérée comme la « capitale » de Zmmour,[8]
populations des Imazighnen[9] au Moyen
Atlas, dont ma mère était originaire et dont mon père était l’un des « fils
adoptifs ».
La
maison de fonction était dans le « quartier administratif », un peu
en retrait par rapport au reste de l’agglomération.
Avant
« l’indépendance dans l’interdépendance », les maisons de ce quartier
étaient occupées par des familles de France.
La
maison était entourée d’un jardin agréable, et sur son toit, les cigognes à
leur retour, retrouvaient leur nid, comme cela était le cas sur plusieurs toits
des constructions.
Le
mari de ma grande sœur aujourd’hui décédée,[10]
s’occupait bien du jardin.
Dans
la partie du jardin derrière la maison, il avait transformé certaines
constructions pour en faire une étable pour trois vaches et aussi une basse-cour.
Tôt
le matin, ma sœur s’occupait de traire les vaches.
Je
l’accompagnais parfois.
J’aimais
assister à cette activité, et plus particulièrement au moment où elle
permettait aux veaux de téter.
Il
m’arrivait d’emmener ensuite les vaches au berger qui attendait, non loin de la
maison, dans une petite forêt d’eucalyptus, [11]et
d’aller les récupérer en fin de journée pour les ramener à la maison.
Dans
la forêt d’eucalyptus, il y avait aussi une église, transformée par la suite en
« locaux administratifs ». Nous l’appelions « lmrbbou
dnçaaraa ».[12]
Avant
sa mutation à Mknaas, à la fin de mon cycle élémentaire à l’établissement
scolaire, mon père avait décidé de me laisser à l’internat, « pour ne pas
perturber mes études ».
En
réalité, le responsable de l’établissement, ami d’enfance de mon père et
autrefois, comme lui, agent subalterne[13]dans
l’administration mise en place par le colonialisme français, avait jugé bon de
me faire « profiter » de ce régime pour une « bonne
scolarité ».
Ce
régime ne me déplaisait pas car j’avais beaucoup d’amis et je jouais au
football tout ce que je pouvais.
L’intendant
faisait partie des dirigeants de l’I.Z.K.[14] et
faisait de son mieux pour que les internes ne soient pas privés de leur plaisir
footballistique.
Ainsi, avec le temps Lkhmiçaate est devenue « ma »
ville.
Je caresse souvent, avec une certaine nostalgie, les moments
de mon existence dans cette cité.
Lorsque
je pense aux « écrivains publics » par exemple, je les revois,
adossés au mur du logement du receveur de la poste,[15]
« chchaaf dlboustaa »,[16] comme
si le temps s’était figé.
Ils
étaient trois.
Les
gens venaient les voir, surtout le mardi, jour du souq,[17]
principalement pour leur lire la lettre reçue généralement d’un membre de la
famille et y répondre, ou pour leur rédiger un courrier dont le destinataire
est quelqu’un de la famille, au pays ou hors du pays, et aussi l’administration.
Il y
avait celui qui ne connaissait que ce qui lui était strictement nécessaire à
cet effet, qui rédigeait manuellement, et en langue arabe.
Il y
avait celui qui, en plus des compétences du premier, connaissait un peu le
français.
Et
puis il y avait celui qui, en plus des qualifications des deux premiers,
possédait la machine à écrire.[18]
Les
trois parlaient tamazighte[19] bien
sûr.
Mais
les trois n’appliquaient pas le même tarif évidemment.
Un
courrier rédigé en français à l’aide d’une machine à écrire, est forcément plus
cher qu’un courrier rédigé manuellement et en arabe, ou qu’un courrier rédigé
en français, mais manuellement.
« Je
parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître »
chantait l’autre,[20] mort
lui aussi.[21]
BOUAZZA
[1] Selon le calendrier dit
grégorien.
J’avais 9-10 ans.
[2] Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[3] Moins de deux ans si mes
souvenirs sont bons.
[4] Le ʺrʺ roulé, au Maroc.
[5]
Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est
traduit dans les colonies par la multiplication des "États"
supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de
servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces
"États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la
tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge,
le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture,
l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au
Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite
″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat
moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le
sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[6] Khémisset.
[7] Meknés.
[8] Le ʺrʺ roulé, Zemmour.
[9] Berbères, singulier
Amazigh.
[10] Elle est morte en 1970, à
l’âge de 28 ans.
[11] Elle n’est plus
aujourd’hui que l’ombre d’elle-même.
[12] Le ʺrʺ roulé, le marabout des Nazaréens.
[13] Par la suite, il était
devenu ʺélu parlementaireʺ et ʺprésident du conseil municipalʺ de Khémisset.
[14] Ittihaad Zmmourii de
Khémisset, le club de football de Lkhmiiçaate.
[15]
Logement attenant à la petite agence postale, toujours en fonction, et dont le
personnage incontournable était ‘aqqaa (la première lettre du prénom ‘aqqaa
c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français, et non la
lettre a (qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule).
Il
était au guichet et gérait tout avec autorité.
En
cas de problème nécessitant l’intervention du receveur, celui-ci ne pouvait
qu’appeler ‘aqqaa pour qu’il tranche.
Il
était très aimé, et je l’aimais bien.
En
dehors du travail à la poste, il jouait à la pétanque dont il était l’un des
animateurs principaux.
[16] Le chef de la poste.
[17] Souk.
[18] Une vieille petite
machine portative à écrire en français.
[19] La langue des Imazighn.
[20] Charles Aznavour.
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