lundi 19 août 2019

BILINGUE AVEC MACHINE À ÉCRIRE EN FRANÇAIS


Juste avant le début de l’année scolaire 1959-1960[1] je crois, après avoir été à Rbaate[2] pour peu de temps,[3] mon père, magistrat au Mghriib[4] de « l’indépendance dans l’interdépendance »,[5] a été muté.
C’est ainsi que je me suis retrouvé à Lkhmiiçaate,[6] une petite cité sur la route de Mknaas.[7]
Lkhmiiçaate est considérée comme la « capitale » de Zmmour,[8] populations des Imazighnen[9] au Moyen Atlas, dont ma mère était originaire et dont mon père était l’un des « fils adoptifs ».
La maison de fonction était dans le « quartier administratif », un peu en retrait par rapport au reste de l’agglomération.
Avant « l’indépendance dans l’interdépendance », les maisons de ce quartier étaient occupées par des familles de France.
La maison était entourée d’un jardin agréable, et sur son toit, les cigognes à leur retour, retrouvaient leur nid, comme cela était le cas sur plusieurs toits des constructions.
Le mari de ma grande sœur aujourd’hui décédée,[10] s’occupait bien du jardin.
Dans la partie du jardin derrière la maison, il avait transformé certaines constructions pour en faire une étable pour trois vaches  et aussi une basse-cour.
Tôt le matin, ma sœur s’occupait de traire les vaches.
Je l’accompagnais parfois.
J’aimais assister à cette activité, et plus particulièrement au moment où elle permettait aux veaux de téter.
Il m’arrivait d’emmener ensuite les vaches au berger qui attendait, non loin de la maison, dans une petite forêt d’eucalyptus, [11]et d’aller les récupérer en fin de journée pour les ramener à la maison.
Dans la forêt d’eucalyptus, il y avait aussi une église, transformée par la suite en « locaux administratifs ». Nous l’appelions « lmrbbou dnçaaraa ».[12]
Avant sa mutation à Mknaas, à la fin de mon cycle élémentaire à l’établissement scolaire, mon père avait décidé de me laisser à l’internat, « pour ne pas perturber mes études ».
En réalité, le responsable de l’établissement, ami d’enfance de mon père et autrefois, comme lui, agent subalterne[13]dans l’administration mise en place par le colonialisme français, avait jugé bon de me faire « profiter » de ce régime pour une « bonne scolarité ».
Ce régime ne me déplaisait pas car j’avais beaucoup d’amis et je jouais au football tout ce que je pouvais.
L’intendant faisait partie des dirigeants de l’I.Z.K.[14] et faisait de son mieux pour que les internes ne soient pas privés de leur plaisir footballistique.
Ainsi, avec le temps Lkhmiçaate est devenue « ma » ville.
Je caresse souvent, avec une certaine nostalgie, les moments de mon existence dans cette cité.
Lorsque je pense aux « écrivains publics » par exemple, je les revois, adossés au mur du logement du receveur de la poste,[15] « chchaaf dlboustaa »,[16] comme si le temps s’était figé.
Ils étaient trois.
Les gens venaient les voir, surtout le mardi, jour du souq,[17] principalement pour leur lire la lettre reçue généralement d’un membre de la famille et y répondre, ou pour leur rédiger un courrier dont le destinataire est quelqu’un de la famille, au pays ou hors du pays, et aussi l’administration.
Il y avait celui qui ne connaissait que ce qui lui était strictement nécessaire à cet effet, qui rédigeait manuellement, et en langue arabe.
Il y avait celui qui, en plus des compétences du premier, connaissait un peu le français.
Et puis il y avait celui qui, en plus des qualifications des deux premiers, possédait la machine à écrire.[18]
Les trois parlaient tamazighte[19] bien sûr.
Mais les trois n’appliquaient pas le même tarif évidemment.
Un courrier rédigé en français à l’aide d’une machine à écrire, est forcément plus cher qu’un courrier rédigé manuellement et en arabe, ou qu’un courrier rédigé en français, mais manuellement.
« Je parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » chantait l’autre,[20] mort lui aussi.[21]
  
BOUAZZA



[1] Selon le calendrier dit grégorien.
J’avais 9-10 ans.
[2] Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[3] Moins de deux ans si mes souvenirs sont bons.
[4] Le ʺrʺ roulé,  au Maroc.
[5] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite ″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[6] Khémisset.
[7] Meknés.
[8] Le ʺrʺ roulé, Zemmour.
[9] Berbères, singulier Amazigh.
[10] Elle est morte en 1970, à l’âge de 28 ans.
[11] Elle n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même.
[12] Le ʺrʺ roulé, le marabout des Nazaréens.
[13] Par la suite, il était devenu ʺélu parlementaireʺ et ʺprésident du conseil municipalʺ de Khémisset.
[14] Ittihaad Zmmourii de Khémisset, le club de football de Lkhmiiçaate.
[15] Logement attenant à la petite agence postale, toujours en fonction, et dont le personnage incontournable était ‘aqqaa (la première lettre du prénom ‘aqqaa c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français, et non la lettre a (qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule).
Il était au guichet et gérait tout avec autorité.
En cas de problème nécessitant l’intervention du receveur, celui-ci ne pouvait qu’appeler ‘aqqaa pour qu’il tranche.
Il était très aimé, et je l’aimais bien.
En dehors du travail à la poste, il jouait à la pétanque dont il était l’un des animateurs principaux.
[16] Le chef de la poste.
[17] Souk.
[18] Une vieille petite machine portative à écrire en français.
[19] La langue des Imazighn.
[20] Charles Aznavour.

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