vendredi 8 février 2019

QUI ENTEND LE MURMURE DE L’EAU ?


C’était le samedi 28 juin 2008.[1]
La parole de ma sœur continuait d’arriver au bout du fil, pendant que mes larmes coulaient.
L’existence ici-bas de ma mère, s’est achevée.
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Ma mère a été la deuxième épouse[2] de mon père.
Ils ont eu cinq enfants : trois filles et deux garçons.
Au divorce de mes parents, je devais avoir trois ans.
Mon père a gardé les enfants.[3]
Lorsque nous avons été arrachés à notre mère, elle avait senti qu’elle ne savait plus regarder[4] la lumière.
Elle perdait la chaleur du cœur.
Les feuilles s’étaient étiolées.
Les branches s’étaient affaiblies.
L’arbre était à l’agonie.
Mais il y avait encore la sève.
Et lorsque la sève demeure, les feuilles renaissent, les branches se revitalisent et l’arbre, irrigué, renforce les racines et s’élève dans les cieux.
Par la Miséricorde[5] d’Allaah, elle s’est remariée avec son cousin[6] et ils ont eu quatre enfants : mes trois sœurs et mon frère.
Une semaine avant une attaque cérébrale, ma mère avait quitté Tiddaas,[7] où elle vivait avec son fils,[8] mon frère, l’épouse de mon frère et leurs enfants.
Elle s’était rendue à Khemisset[9] pour passer quelques jours avec ses filles.
Le vendredi soir, elle s’était endormie comme d’autres soirs.
Le samedi matin, ma sœur[10] l’a trouvée inconsciente.
Informées, mes autres soeurs[11] s’étaient empressées de faire le nécessaire pour qu’elle soit acheminée vers un établissement médical à Rabat.[12]
Mes sœurs me tenaient au courant.
J’ai eu une de mes soeurs[13] en région parisienne.
J’ai eu aussi mon frère de Tiddas.
Il était en route pour Rabat.
Personne n’arrivait à joindre mon frère aîné.[14]
Ma mère n’avait pas de salaire, pas de sécurité sociale, pas de mutuelle, pas d’allocation, pas de pension, pas de retraite, pas de compte en banque.
Elle n’avait pas son permis et ne savait pas conduire.
Elle n’avait jamais pris de train, de bateau, d’avion.
Elle n’avait pas de cuisinière, pas de micro-ondes, pas de réfrigérateur, pas de congélateur, pas de lave vaisselle, pas de machine à laver, pas d’aspirateur, pas d’appareil ménager.
Elle n’avait pas de chaîne Hi Fi, pas de disques, pas de téléphone, pas de télévision, pas de magnétoscope, pas de caméscope, pas d’appareil photo, pas d’ordinateur, pas d’internet.
Elle ne savait pas lire et ne savait pas écrire.
Elle avait l’humilité, la présence, le sens de l’honneur, la générosité, la pudeur, la dignité, la noblesse.
La fidélité, la solidarité, l’hospitalité et autres faisaient partie d’elle-même.
Il arrivait à ses yeux de se remplir de larmes.
Des larmes de miséricorde.
Elle s’exprimait en regards, en gestes, en silences, en paroles d’Amour.
Quand elle riait, son rire sentait l’aube de la vie.[15]
Les étoiles qui embellissent le ciel étaient dans ses yeux.
Mes larmes coulaient et je pensais à Mohammad, l’ultime Prophète et Messager sur lui la bénédiction et la paix.
À la fin de l’existence ici-bas de son fils Ibraahiime[16] qu’Allaah le bénisse, le père ne pouvait pas retenir ses larmes.
Il avait expliqué alors que si les hurlements et les lamentations sont à éviter en de pareilles circonstances, les larmes par contre peuvent couler.
Une miséricorde d’Allaah.
Au téléphone, ma belle-mère[17]essayait d’être présente.
Sa sœur aussi.[18]
Mon épouse ne savait pas comment être avec moi.
Mes deux fils étaient présents.
L’épouse[19] du plus jeune aussi.
Au moment de la prière que dirigeait mon fils aîné, debout, inclinés, prosternés, assis devant Allaah, nos larmes, accompagnant nos récitations, invoquaient la miséricorde de notre Seigneur et Maître.
Le temps fixé par Allaah à ma mère ici-bas s’est achevé.
Je pleure son départ en pensant à tout ce que j’ai manqué, mais avec l’espoir que les larmes soient des larmes de miséricorde.
J’avais assez régulièrement ma mère au téléphone[20].
Il m’arrivait de lui donner certaines précisions relatives à notre foi.
Lorsque le jeûne par exemple pouvait être préjudiciable à sa santé parce qu’elle n’avait plus la force physique de jeûner pendant le mois de ramadaane,[21] elle était préoccupée.
Je lui rappelais alors qu’il n’y a pas de contrainte en Islaam et qu’Allaah dans Sa Générosité dispense du jeûne les croyants et les croyantes[22] qui ne sont pas en mesure de jeûner.
Pour cette dispense, je n’oubliais pas de l’inviter à offrir, pour chaque jour du mois de ramadaane, à une personne dans le besoin, un repas le soir ou l’équivalent de ce repas en argent.[23]
S’agissant de la prière,[24] lorsqu’elle avait du mal à utiliser l’eau pour faire ses ablutions, je lui rappelais qu’elle pouvait recourir aux ablutions dites pulvérales,[25] et qu’elle pouvait prier assise ou allongée si son état ne lui permettait pas de faire autrement.
Des mots se mettaient en mouvement.
Faisaient voler en éclats des illusions.
Gommaient des chimères.
Regagnaient le cœur, puis se répandaient dans tout l’être.
Recevoir.
Donner.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
Comprendre le hennissement des chevaux.
Marcher au rythme de leur galop.
Retrouver la force de l’enfance.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
S’abreuver à la Source.
S’irriguer.
Atteindre l’équilibre.
L’harmonie.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
En route pour Tiddaas, la dernière épouse de mon père m’avait fait savoir que celui-ci n’avait pas la force d’effectuer le déplacement pour assister à l’enterrement.
Savait-il ce qui se passait ?[26]
Elle m’avait appris aussi qu’elle s’était rendue chez mon frère aîné pour l’informer.
Au téléphone, une voix avait retenti.
Un récitant du Qoraane.[27]
Les paroles du Message d’Allaah.
L’Immense Offrande.
Cette voix c’était « la nostalgie douloureuse et sereine à la fois de cette autre vie qui était la nôtre et vers laquelle nous étions destinés à retourner tous, vainqueurs et vaincus, accomplis ou à l’état larvaire, fidèles et athées, de par la Toute Miséricorde de Dieu ».[28]
Je voudrais tant faire marche arrière pour changer certains de mes comportements.
J’aimerais tant que mes larmes, comme l’eau qui s’infiltre dans la terre pour rafraîchir les racines de l’arbre, irriguent encore et encore les graines pour que germent les fleurs de mon cœur.
J’aimerais tant faire entendre le murmure de l’eau qui nous rappelle que nous sommes à Allaah et à Lui nous retournons.[29]
  
BOUAZZA



[1] J’ai recours au calendrier dit «Grégorien» au lieu du calendrier lunaire pour faciliter la compréhension aux lecteurs et aux lectrices, car le calendrier dit grégorien est imposé pratiquement partout, y compris parmi ceux et celles qui autrefois ne subissaient pas cette contrainte et appliquaient le calendrier lunaire.
Un jour, ine cha Allaah (si Allaah veut), le calendrier lunaire retrouvera sa place.
[2] La première épouse a quitté ce monde il y a une cinquantaine d’années.
Elle a eu deux enfants avec mon père : mon frère aîné et ma sœur dont l’existence ici-bas s’est arrêtée en 1970, année de mon arrivée en France pour des études universitaires.
Après son divorce, cette première épouse s’était remariée et a eu un garçon que je voyais, ainsi que sa mère et son père, lorsque j’étais au Maroc.
[3] Lorsque ma mère a été à son tour divorcée, mon père s’était encore attribué le droit de garder les enfants, car il estimait que les mères ne pouvaient pas leur assurer un avenir, et nous avons vécu avec la troisième épouse.
[4] Les souvenirs de cette époque faisaient que parfois son regard avait ʺquelque choseʺ qui n’était pas simple à définir.
Il m’arrive aussi d’avoir dans le regard ʺquelque choseʺ qui n’est pas simple à définir.
[5] Rahma (le ʺrʺ roulé).
[6] Il a quitté l’existence ici-bas en 1994.
[7] Tiddas, se disait aussi Tedders, au Maroc.
[8] Le deuxième enfant de son deuxième mariage.
[9] Lkhmiçaate.
[10] La fille aînée de son deuxième mariage.
[11] De son premier mariage.
[12] Arribate, rrbate (le ʺrʺ roulé).
[13] Issue du troisième mariage de mon père.
Mariage qui a vu la naissance de huit enfants : cinq garçons (dont deux sont décédés, l’un le dimanche 30 octobre 2016, et l’autre le vendredi 25 novembre de la même année) et trois filles .
[14] Premier enfant du premier mariage de mon père.
[15] J’ai une photo que je regarde souvent.
Une photo de ma mère, jeune, enceinte de moi, debout à côté de mon père qui tient ma sœur dans ses bras (C’est cette sœur, de deux ans mon aînée, qui m’a envoyé cette photo).
[16] Ibrahim, le ʺrʺ roulé.
[17] Cette femme qui n’avait pas dix-sept ans au divorce de ma mère, a fait ce qu’elle a pu pour m’élever et me transmettre ce qu’elle jugeait important.
Dans les années quatre vingt, à son tour, elle a été quittée par mon père alors âgé de plus de soixante ans, qui s’était remarié avec une femme qui n’avait pas trente ans.
Ce remariage a vu la naissance de deux enfants : une sœur et un frère.
[18] Elle est morte depuis.
[19] Le mariage a eu lieu le vendredi 2 mai 2008.
[20] Au départ nous passions par des cabines téléphoniques publiques et par la suite, je la contactais sur le téléphone portable de mon frère à Tiddaas.
Je la faisais rire en lui disant parfois qu’elle était très douée pour l’utilisation du téléphone portable.
Je regrette de ne pas l’avoir appelée tous les jours et même plusieurs fois par jour.
[21] Ramadan (le ʺrʺ roulé).
[22] Almouminoune wa almouminaate.
[23] En dépit de ses moyens matériels limités, elle pouvait s’acquitter de cela.
[24] Assalaate, assalaa.
[25] Attayammoume.
Ablutions dites sèches.
On y a recours, entres autres, lorsqu’il y a une incapacité à utiliser l’eau.
On se passe les mains sur le visage et sur les mains après avoir posé ces dernières sur la terre, sur une roche, sur une pierre ou s’être servi d’un galet à la manière d’une savonnette.
Cela remplace donc le recours à l’eau pour les ablutions mineures et les ablutions majeures.
[26] Lorsque je l’ai eu au téléphone plus tard, j’ai pu me rendre compte que ses problèmes de mémoire ne s’étaient pas amoindris et qu’il ne savait pas de quoi il s’agissait.
Son existence ici-bas s’est achevée le samedi 4 octobre 2008.
[27] Coran.
[28] Driss Chraïbi (Idriis Achchraaïbii), Succession ouverte, Paris, éditions Denoël, 1962, P.78.
[29] Innaa lillaah wa innaa ilayh raaji’oune (le ʺrʺ roulé).
Alqoraane (Le Coran), sourate 2 (chapitre 2), Albaqara (le ″r″ roulé), La Vache, aayate 156 (verset 156).
Dans sa traduction du Qoraane (le ʺrʺ roulé) Kachriid (le ʺrʺ roulé)  note que ʺla formule de consolation citée dans le verset 156, s’appelle ʺistirjaa’eʺ (le ʺrʺ roulé).
Celui qui la prononce avec sincérité et conviction y trouve en effet une réelle consolation dans les moments les plus difficiles.
Quand on se rappelle qu’on est entièrement la propriété d’Allaah et que c’est vers Lui que doit se faire notre retour, comment peut-on être écrasé de chagrin devant la perte des biens éphémères de ce monde ? Quand Allaah nous reprend un être cher ou un bien auquel nous sommes attachés, Allaah n’a fait que récupérer ce qu’il nous a prêté par pure bonté de Sa part et sans aucune contrepartie de la nôtre.
Que pouvons-nous donner à Celui qui possède toute chose en exclusivité totale ?ʺ
Salaah Addiine Kachriid (Salah Eddine Kechrid), traduction du Qoraane (Coran), Loubnaane (Liban), Bayroute (Beyrouth), éditions Daar Algharb Alislaamii, cinquième édition, 1410 (1990), première édition, 1404 (1984).
Note en bas de la page 30.
[29] Je ne fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com

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