Le
premier enfant de mon mariage est né à Paris.
Il
n’avait pas encore quatre mois, lorsque nous avions décidé, mon épouse et moi,
de l’emmener voir la famille au Maroc.
J’avais
vingt cinq ans, et j’étais encore étudiant en France.[1]
C’était
en 1975.
Mon
frère aîné, installé à Rbaate,[2] est
devenu père d’un fils lui aussi.
Très
peu de temps avant moi.
Mon
frère aîné a onze ans de plus que moi.
C’est
le premier enfant du premier mariage de mon père.[3]
On avait raconté que mon père, qui fréquentait encore le
collège d’Azrou,[7] était en
train de jouer à « chirra »[8]
lorsqu’il avait été informé de la naissance de son fils.[9]
Enfant, ce fils passait beaucoup de temps entre l’abreuvoir,
le souq,[10] et ce
qui est appelé « la gare routière ».
Un jour, il dormait profondément près de l’abreuvoir,[11] lorsqu’il
avait été remarqué par un français, qui l’avait pris pour un mort.
Avec un léger coup de pied de la part du français, mon
frère aîné s’était réveillé.
En apprenant qu’il était le fils de mon père, le français
s’était chargé par la suite de l’enrôler dans le système d’enseignement mis en
place pour certains enfants de ce que le colonialisme français appelait les
indigènes.[12]
Ainsi, il est passé à son tour par le collège d’Azrou, et
a même rejoint un lycée à Rbaate.[13]
Après le baccalauréat en 1959, mon frère aîné s’est rendu
à Lyon, pour des études universitaires de droit en France.
Je lui écrivais, parfois.[14]
Á son retour au pays,[15]
il a eu un poste de haut fonctionnaire au ministère de l’intérieur, ministère qui
avait fait de lui un député.
J’étais retourné au Maroc pour y rester, pendant l’été
1977.
Mon frère aîné passait les derniers mois au ministère de
l’intérieur, en attendant de regagner le siège qui lui avait été attribué au parlement,
dont la cérémonie d’ouverture était prévue pour octobre.
Avec mon épouse et notre fils, nous nous étions installés
à Lkhmiçaate,[16] à une
heure de route de Rbaate.[17]
Mon frère aîné et son épouse avaient eu une fille très
vite après leur premier fils,[20]
et un troisième enfant, un fils, plusieurs années après.
Nous avions souvent l’occasion de voir mon frère aîné,
son épouse, et leurs deux enfants.
Je suis resté quatre années au Maroc, avant de décider de
le quitter avec mon épouse et nos deux fils, pour retourner en France où nous
sommes toujours.[21]
Ce furent les quatre années où j’avais eu le plus de
contacts avec mon frère aîné.
Son détachement au parlement n’ayant pas été renouvelé, mon
frère aîné avait retrouvé le ministère de l’intérieur.[22]
En 1988, il avait soutenu une thèse de doctorat en droit
à Lyon.[23]
J’étais installé en France depuis l’été 1981.
Nous nous étions vus, comme nous le faisions chaque fois
qu’il était de passage.
Il venait, « en mission » me disait-il souvent,
sans plus de précisions.
Je ne retournais pas au Maroc, mais avec mon épouse, nous
faisions en sorte que les enfants y retournent chaque été, afin de garder le
contact comme on dit.
Ils se rendaient ensuite, dans la famille, chez les uns
et les autres, et n’oubliaient pas ma mère, leur grand-mère, à ‘Iichaa Mllouk,[26]
en pleine campagne.
Ils passaient d’agréables moments avec tous les cousins
et toutes les cousines, retrouvaient les joies de la « cousinade », et
voyaient bien sûr mon frère aîné que mon premier fils désigne toujours,
affectueusement, par « bouss tonton »,[27]
car lorsqu’il était avec les enfants, il leur demandait de l’embrasser en se
penchant, et en répétant assez fort et en allongeant les deux mots : « boooouuuuuss
tonnnntonnnn ».
Mon fils aîné me faisait rire en essayant de l’imiter.
Dernièrement encore, lorsque je lui ai adressé la photo
qui illustre ce texte, il m’a envoyé un « mail » pour me rappeler son
affection pour « boooouuuuuss tonnnntonnnn ».
Lorsque « bouss tonton » passait à la maison en
France, la « cohabitation » entre nous deux n’était pas « un
long fleuve tranquille ».
Je faisais de mon mieux afin que les enfants soient à
l’abri de certaines situations.
Par contre, mes efforts pour que le contact ne soit pas
rompu avec « bouss tonton », n’avaient pas été concluants.
Et
j’avais fini par lui demander de ne plus venir à la maison, en lui précisant
clairement que je n’étais plus disposé à le recevoir.
C’était
en 1992.[28]
Une fois retraité, « bouss tonton » s’est mis à
écrire. [29]
Les frais d’édition sont pris en charge par des amis, me
disait-il.
Par ces livres,[30] j’ai
plus appris sur lui qu’à travers les échanges que nous avions pu avoir
directement.
C’est
souvent ainsi dans une famille décomposée ;[31] les
personnes qui la « composent » n’ont pas beaucoup d’échanges directs,
et profonds.
En
tout cas dans la nôtre, il en a toujours été ainsi.
Après
des années de rupture de nos rapports,[32] il m’a
adressé en 2011, une lettre avec une soeur de passage en France, lettre qui a
débouché sur des contacts, par téléphone et par courrier.
Nous
nous téléphonions de temps à autre, et échangions des lettres.[33]
Un
jour, je lui avais écrit :
« En
ce qui me concerne, je fais ce que je peux pour m’éloigner de ceux et de celles
qui persistent dans la tromperie et dans la tricherie, même lorsqu’ils sont nos
frères,[34] [...]
ou d’autres personnes dites « proches ».
Lorsque
je me trompe, je fais de mon mieux pour me corriger et j’invoque Allaah pour
qu’Il m’éclaire et me guide ».
En 2016, après la lecture d’un de ses livres,[35] j’ai
mis ce petit texte sur le « blog »,[36] et je
le lui avais adressé :
« L’auteur
se rattache avec ferveur à ce qu’il appelle « la Civilisation
Amazigh »,[37]
en cultivant, à sa manière, l’esprit de l’épopée et la vision en grand.
Son écrit, est une chevauchée à bride abattue à
travers le temps et l’espace, pour traiter, au galop, de l’Amazighité.[38]
Une sorte de course effrénée, tourbillonnante,
époustouflante, haletante, passant en revue, à un rythme vertigineux, des
événements qui ont jalonné, qui jalonnent l’histoire de l’Afrique (Maroc,
Maghreb, et autres), depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, et donnant une
infinité de références à provoquer le tournis, pour exalter Imazighen,[39]
Tamazighte,[40]
Taqbiilte,[41]
Tamazgha,[42]
et autres ».
En
novembre 2019, suite à certaines de ses attitudes à mon égard, j’ai décidé de
mettre un terme à nos contacts.[43].
BOUAZZA
[1] Cela
faisait cinq ans que j’étais en France où j’étais arrivé avant d’être majeur,
puisqu’à l’époque, la majorité était à 21 ans.
[2]
Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[3]
Avec sa première épouse, mon père a eu mon frère aîné, et ma première soeur (aujourd'hui décédée).
Avec sa deuxième épouse, ma mère, il a eu trois filles et deux garçons.
Avec
sa troisième épouse, il a eu huit enfants, cinq garçons et trois filles (deux
garçons sont aujourd’hui décédés).
Avec une autre femme, il a eu un garçon.
Et d’un dernier mariage, il a eu une fille et un garçon.
[4] Tedders,
Tiddas.
[5] Le ʺrʺ
roulé, Zemmours.
[6] Chaîne
de montagnes.
[7] Institution dite ʺberbéristeʺ faisant partie du système
d’enseignement mis en place par les forces de l’occupation, destinée à ʺla
formationʺ d’élèves indigènes (appellation arrogante et méprisante
donnée par le colonialisme aux populations des territoires colonisés), pour occuper des emplois subalternes dans
l’administration du colonialisme français.
Beaucoup d’élèves de cette institution, dont mon père,
avaient occupés des postes ʺimportantsʺ, au lendemain de ʺl’indépendance
dans l’interdépendanceʺ du Maroc.
ʺl’indépendance
dans l’interdépendanceʺ (statut octroyé par le système
colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la
multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins
de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles
et autres employeurs.
Ces
"États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la
tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge,
le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture,
l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au
Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite
″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat
moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le
sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[8] Le ʺrʺ
roulé, jeu qui ressemble au ʺgolfʺ, pratiqué par
des enfants de la campagne qui ont recours pour cela à des bâtons et à une
sorte de balle qu’ils confectionnent eux-mêmes.
[9] C’est un de mes neveux,
enseignant universitaire, journaliste, et auteur de deux livres sur le roi du
Maroc, qui a donné cette précision, et d’autres, en 2006, dans un texte mis sur
un ʺblogʺ qu’il tenait, et qu’il a fermé depuis.
Il y a quelques années déjà, j’ai repris son texte que
j’ai mis sur un ʺblogʺ.
[10] Souk, marché.
[11]
Il avait été arraché à sa mère, divorcée par mon père.
Mon père avait gardé les enfants qui vivaient avec sa
deuxième épouse, ma mère et ses premiers enfants.
Je n’étais pas encore né.
Lorsque
ma mère avait été à son tour divorcée par mon père, ce dernier s’était encore
attribué le droit de garder les enfants, car il estimait que les mères n’étaient
pas en mesure de les scolariser pour leur assurer un avenir, et nous avons vécu
avec la troisième épouse.
Sa
mère s’était remariée, et a eu un fils, un frère de mon frère aîné : je
l’ai connu, ainsi que sa mère bien sûr.
Ma
mère s’était remariée aussi, et a eu quatre autre enfants : trois filles
et un garçon, mes trois soeurs et mon frère (neuf enfants en deux mariages).
[12]
L’enrôlement de mon père, et par extension de mon frère aîné, dans le système
d’enseignement mis en place par le colonialisme pour ce qu’il appelait les
indigènes, est lié à la mort de mon grand père paternel.
Avant
que le Maroc ne soit colonisé, les hordes du sultan qui s’attaquaient, dès
qu’elles en avaient la possibilité, à des populations pour les massacrer,
s’emparer de leurs récoltes, de leur bétail, et autres, avaient poussé une
partie de la population des ʺSmaa’laʺ de Bj’d (Boujad) aux environs de ouad zm
(oued zem) à se réfugier chez les populations de Zmmour, avec qui ils
utilisaient les mêmes pâturages de la plaine de Tadlaa, et auxquelles les
hordes du sultan n’avaient jamais osé s’attaquer.
Mon
arrière grand-père faisait partie des réfugiés.
Mon
grand-père paternel avait alors grandi chez les Aït Hkm, et avait épousé une
fille de Zmmour.
l’épouse,
devenue aussi mère, était tombée dans l’adultère.
Mon
grand-père était engagé dans des forces supplétives de l’armée colonialiste
française qui entre temps, avait pénétré la région.
Lors
d’opérations de ʺpacificationʺ, comme disent les armées d’occupation, mon
grand-père avait trouvé la mort.
Cette
mort avait valu à mon père, en dépit de l’opposition des siens, d’être pris et enrôlé
dans le système d’enseignement mis en place par les forces de l’occupation.
Et
c’est parce que mon frère aîné était le fils de mon père, qu’il avait également
été pris et enrôlé dans ce système d’enseignement.
[13]
Cette possibilité était offerte par les autorités d’occupation, mais au
compte-gouttes.
[14]
Mon père me le demandait.
Je voyais mon frère aîné lorsqu’il revenait pour les
vacances d’été.
[15] L’année
où j’ai obtenu mon baccalauréat, après quoi j’avais quitté le Maroc pour des
études universitaires en France.
Il avait passé dix ans en France.
[16]
Khémisset.
[17]
Quatre-vingt kilomètres.
[18]
En 1978.
[19]
Addaar albaydaa-e (le ʺrʺ roulé), Casablanca.
[20]
Ce premier fils est devenu père d’un garçon en 2017.
[21] Lorsque
j’avais décidé de quitter le Maroc, j’étais avocat stagiaire dans le cabinet
ouvert par mon père à Lkhmiçaate, après sa retraite de magistrat.
Souvent, lorsque quelqu’un me demande pourquoi j’ai
quitté le Maroc, je réponds par le silence, parce qu’il ne m’est pas simple de
répondre de manière satisfaisante à cette question.
Parfois, je réponds par un
rire.
Il m’arrive aussi de dire, en
riant, que je suis parti parce que je ne suis pas resté, ou que je suis parti
parce que je connais.
Dans tous ces cas, je crois que c’est une manière de
signifier qu’il vaut mieux parler d’autre chose.
Il
m’est arrivé d’écrire que je n’étais pas dans ʺla justificationʺ à posteriori,
en notant que j’ai quitté le Maroc pour fuir l’atmosphère avilissante
entretenue et répandue par un régime corrompu, fondé sur l’imposture, et
maintenu par le système colonialo-impérialo-sioniste.
À l’époque où j’ai décidé de
partir, je ne m’exprimais pas ainsi, mais je ne le sentais peut-être pas
autrement.
J’ai
quitté le Maroc surtout pour ramener mon épouse au pays qu’elle a quitté afin
de m’accompagner, pour protéger nos enfants et ─ je le dis en mots que je
n’étais pas en mesure d’utiliser à l’époque ─
pour ne pas me faire vider de ce qui me remplit avant même que je ne
sois de ce monde.
[22]
Le détachement à l’institution dite parlementaire a duré de 1977 à 1983.
[23]
J’avais assisté à cette soutenance.
Après
quatre années au Maroc, je suis revenu en 1981, avec mon épouse et nos deux
fils, pour vivre en France, et nous y sommes toujours.
[24]
Okhtii, ma soeur.
Ma soeur Malika, c’est ainsi que je l’ai toujours
appelée.
[25]
La troisième épouse.
[26]
Aîcha, ‘aa-i-cha Mallouk, à la campgne autour de Tiddaas, à une cinquantaine de
kilomètres de Lkhmiçaate.
[27]
Embrasse tonton.
Au
Maroc, l’usage d’un mot en dialecte arabe (bouss), et d’un autre en français
(tonton) ou autre, dans la même phrase, est une pratique courante.
Comme tout le monde ne le sait pas, les deux langues
maternelles au Maroc sont le berbère et l’arabe.
La langue berbère connaît des ʺvariantesʺ selon les
régions.
La
langue arabe n’est pas la langue arabe dite ʺlittéraireʺ, ʺclassiqueʺ
(alfoshaa), mais un parler, infesté de mots des langues du colonialisme.
La
langue arabe parlée, dite « darija » (le ″r″ roulé), a plus que
besoin d’être épurée.
La langue française est répandue, avec la langue
espagnole, du fait que le Maroc, comme colonie morcelée, partagé entre le
colonialisme français et le colonialisme espagnol, subit les influences des
langues de ces pays.
[28]
Année de mon voyage en Chine.
[29]
Ses livres sont édités à compte d’auteur, une pratique très répandue au Maroc.
[31] Depuis des années, je mets des textes sur des
« blogs » dans lesquels je parle de cette famille décomposée.
[32]
Je l’avais revu lors d’un séjour au Maroc en 1995, mais sans que la situation
ne soit modifiée quant au fond.
[33] Certaines
de mes lettres lui parvenaient, même si le courrier n’est pas toujours remis
aux destinataires au Maroc.
[34]
Ou soeurs, ou les deux.
[35] La
Civilisation Amazigh du dedans et qu’est ce qu’être marocain, maghrébin et
africain, Éditions et Impressions Edgl Print, Rabat, Maroc, 2015.
[36]
Que je tiens.
[37]
La civilisation berbère.
[38]
Traduction répandue : la berbéritude.
[39]
Les Hommes Libres (singulier Amazigh), les berbères.
[40]
La terre des Imazighen, la langue des Imazighen.
[42]
Traduction répandue : berbèrie.
[43] En invoquant Allaah pour qu’Il l’éclaire et le guide
dans le chemin qui lui reste à parcourir ici-bas.
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