dimanche 8 décembre 2019

BOUSS TONTON


Le premier enfant de mon mariage est né à Paris.
Il n’avait pas encore quatre mois, lorsque nous avions décidé, mon épouse et moi, de l’emmener voir la famille au Maroc.
J’avais vingt cinq ans, et j’étais encore étudiant en France.[1]
C’était en 1975.
Mon frère aîné, installé à Rbaate,[2] est devenu père d’un fils lui aussi.
Très peu de temps avant moi.
Mon frère aîné a onze ans de plus que moi.
C’est le premier enfant du premier mariage de mon père.[3]
Il est né en 1939 à Tiddaas,[4] village des Zmmour,[5] dans le Moyen Atlas.[6]
On avait raconté que mon père, qui fréquentait encore le collège d’Azrou,[7] était en train de jouer à « chirra »[8] lorsqu’il avait été informé de la naissance de son fils.[9]
Enfant, ce fils passait beaucoup de temps entre l’abreuvoir, le souq,[10] et ce qui est appelé « la gare routière ».
Un jour, il dormait profondément près de l’abreuvoir,[11] lorsqu’il avait été remarqué par un français, qui l’avait pris pour un mort.
Avec un léger coup de pied de la part du français, mon frère aîné s’était réveillé.
En apprenant qu’il était le fils de mon père, le français s’était chargé par la suite de l’enrôler dans le système d’enseignement mis en place pour certains enfants de ce que le colonialisme français appelait les indigènes.[12]
Ainsi, il est passé à son tour par le collège d’Azrou, et a même rejoint un lycée à Rbaate.[13]
Après le baccalauréat en 1959, mon frère aîné s’est rendu à Lyon, pour des études universitaires de droit en France.
Je lui écrivais, parfois.[14]
Á son retour au pays,[15] il a eu un poste de haut fonctionnaire au ministère de l’intérieur, ministère qui avait fait de lui un député.
J’étais retourné au Maroc pour y rester, pendant l’été 1977.
Mon frère aîné passait les derniers mois au ministère de l’intérieur, en attendant de regagner le siège qui lui avait été attribué au parlement, dont la cérémonie d’ouverture était prévue pour octobre.
Avec mon épouse et notre fils, nous nous étions installés à Lkhmiçaate,[16] à une heure de route de Rbaate.[17]
Notre deuxième fils est né à cette époque,[18] à Ddaar lbiidaa.[19]
Mon frère aîné et son épouse avaient eu une fille très vite après leur premier fils,[20] et un troisième enfant, un fils, plusieurs années après.
Nous avions souvent l’occasion de voir mon frère aîné, son épouse, et leurs deux enfants.
Je suis resté quatre années au Maroc, avant de décider de le quitter avec mon épouse et nos deux fils, pour retourner en France où nous sommes toujours.[21]
Ce furent les quatre années où j’avais eu le plus de contacts avec mon frère aîné.
Son détachement au parlement n’ayant pas été renouvelé, mon frère aîné avait retrouvé le ministère de l’intérieur.[22]
En 1988, il avait soutenu une thèse de doctorat en droit à Lyon.[23]
J’étais installé en France depuis l’été 1981.
Nous nous étions vus, comme nous le faisions chaque fois qu’il était de passage.
Il venait, « en mission » me disait-il souvent, sans plus de précisions.
Je ne retournais pas au Maroc, mais avec mon épouse, nous faisions en sorte que les enfants y retournent chaque été, afin de garder le contact comme on dit.
Le point d’ancrage était chez mon père et son épouse, khtii Malika[24] ma belle mère.[25]
Ils se rendaient ensuite, dans la famille, chez les uns et les autres, et n’oubliaient pas ma mère, leur grand-mère, à ‘Iichaa Mllouk,[26] en pleine campagne.
Ils passaient d’agréables moments avec tous les cousins et toutes les cousines, retrouvaient les joies de la « cousinade », et voyaient bien sûr mon frère aîné que mon premier fils désigne toujours, affectueusement, par « bouss tonton »,[27] car lorsqu’il était avec les enfants, il leur demandait de l’embrasser en se penchant, et en répétant assez fort et en allongeant les deux mots : « boooouuuuuss tonnnntonnnn ».
Mon fils aîné me faisait rire en essayant de l’imiter.
Dernièrement encore, lorsque je lui ai adressé la photo qui illustre ce texte, il m’a envoyé un « mail » pour me rappeler son affection pour « boooouuuuuss tonnnntonnnn ».
Lorsque « bouss tonton » passait à la maison en France, la « cohabitation » entre nous deux n’était pas « un long fleuve tranquille ».
Je faisais de mon mieux afin que les enfants soient à l’abri de certaines situations.
Par contre, mes efforts pour que le contact ne soit pas rompu avec « bouss tonton », n’avaient pas été concluants.
Et j’avais fini par lui demander de ne plus venir à la maison, en lui précisant clairement que je n’étais plus disposé à le recevoir.
C’était en 1992.[28]
Une fois retraité, « bouss tonton » s’est mis à écrire. [29]
Les frais d’édition sont pris en charge par des amis, me disait-il.
Par ces livres,[30] j’ai plus appris sur lui qu’à travers les échanges que nous avions pu avoir directement.
C’est souvent ainsi dans une famille décomposée ;[31] les personnes qui la « composent » n’ont pas beaucoup d’échanges directs, et profonds.
En tout cas dans la nôtre, il en a toujours été ainsi.
Après des années de rupture de nos rapports,[32] il m’a adressé en 2011, une lettre avec une soeur de passage en France, lettre qui a débouché sur des contacts, par téléphone et par courrier.
Nous nous téléphonions de temps à autre, et échangions des lettres.[33]
Un jour, je lui avais écrit :
« En ce qui me concerne, je fais ce que je peux pour m’éloigner de ceux et de celles qui persistent dans la tromperie et dans la tricherie, même lorsqu’ils sont nos frères,[34] [...] ou d’autres personnes dites « proches ».
Lorsque je me trompe, je fais de mon mieux pour me corriger et j’invoque Allaah pour qu’Il m’éclaire et me guide ».
En 2016, après la lecture d’un de ses livres,[35] j’ai mis ce petit texte sur le « blog »,[36] et je le lui avais adressé :
« L’auteur se rattache avec ferveur à ce qu’il appelle « la Civilisation Amazigh »,[37] en cultivant, à sa manière, l’esprit de l’épopée et la vision en grand.
Son écrit, est une chevauchée à bride abattue à travers le temps et l’espace, pour traiter, au galop, de l’Amazighité.[38]
Une sorte de course effrénée, tourbillonnante, époustouflante, haletante, passant en revue, à un rythme vertigineux, des événements qui ont jalonné, qui jalonnent l’histoire de l’Afrique (Maroc, Maghreb, et autres), depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, et donnant une infinité de références à provoquer le tournis, pour exalter Imazighen,[39] Tamazighte,[40] Taqbiilte,[41] Tamazgha,[42] et autres ».
En novembre 2019, suite à certaines de ses attitudes à mon égard, j’ai décidé de mettre un terme à nos contacts.[43]. 

BOUAZZA



[1] Cela faisait cinq ans que j’étais en France où j’étais arrivé avant d’être majeur, puisqu’à l’époque, la majorité était à 21 ans.
[2] Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[3] Avec sa première épouse, mon père a eu mon frère aîné, et ma première soeur (aujourd'hui décédée).
Avec sa deuxième épouse, ma mère, il a eu  trois filles et deux garçons.
Avec sa troisième épouse, il a eu huit enfants, cinq garçons et trois filles (deux garçons sont aujourd’hui décédés).
Avec une autre femme, il a eu un garçon.
Et d’un dernier mariage, il a eu  une fille et un garçon.
[4] Tedders, Tiddas.
[5] Le ʺrʺ roulé, Zemmours.
[6] Chaîne de montagnes.
[7] Institution dite ʺberbéristeʺ faisant partie du système d’enseignement mis en place par les forces de l’occupation, destinée à ʺla formationʺ d’élèves indigènes (appellation arrogante et méprisante donnée par le colonialisme aux populations des territoires colonisés), pour occuper des emplois subalternes dans l’administration du colonialisme français.
Beaucoup d’élèves de cette institution, dont mon père, avaient occupés des postes ʺimportantsʺ, au lendemain de ʺl’indépendance dans l’interdépendanceʺ du Maroc.
ʺl’indépendance dans l’interdépendanceʺ (statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite ″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[8] Le ʺrʺ roulé, jeu qui ressemble au ʺgolfʺ, pratiqué par des enfants de la campagne qui ont recours pour cela à des bâtons et à une sorte de balle qu’ils confectionnent eux-mêmes.
[9] C’est un de mes neveux, enseignant universitaire, journaliste, et auteur de deux livres sur le roi du Maroc, qui a donné cette précision, et d’autres, en 2006, dans un texte mis sur un ʺblogʺ qu’il tenait, et qu’il a fermé depuis.
Il y a quelques années déjà, j’ai repris son texte que j’ai mis sur un ʺblogʺ.
[10] Souk, marché.
[11] Il avait été arraché à sa mère, divorcée par mon père.
Mon père avait gardé les enfants qui vivaient avec sa deuxième épouse, ma mère et ses premiers enfants.
Je n’étais pas encore né.
Lorsque ma mère avait été à son tour divorcée par mon père, ce dernier s’était encore attribué le droit de garder les enfants, car il estimait que les mères n’étaient pas en mesure de les scolariser pour leur assurer un avenir, et nous avons vécu avec la troisième épouse.
Sa mère s’était remariée, et a eu un fils, un frère de mon frère aîné : je l’ai connu, ainsi que sa mère bien sûr.
Ma mère s’était remariée aussi, et a eu quatre autre enfants : trois filles et un garçon, mes trois soeurs et mon frère (neuf enfants en deux mariages).
[12] L’enrôlement de mon père, et par extension de mon frère aîné, dans le système d’enseignement mis en place par le colonialisme pour ce qu’il appelait les indigènes, est lié à la mort de mon grand père paternel.
Avant que le Maroc ne soit colonisé, les hordes du sultan qui s’attaquaient, dès qu’elles en avaient la possibilité, à des populations pour les massacrer, s’emparer de leurs récoltes, de leur bétail, et autres, avaient poussé une partie de la population des ʺSmaa’laʺ de Bj’d (Boujad) aux environs de ouad zm (oued zem) à se réfugier chez les populations de Zmmour, avec qui ils utilisaient les mêmes pâturages de la plaine de Tadlaa, et auxquelles les hordes du sultan n’avaient jamais osé s’attaquer.
Mon arrière grand-père faisait partie des réfugiés.
Mon grand-père paternel avait alors grandi chez les Aït Hkm, et avait épousé une fille de Zmmour.
l’épouse, devenue aussi mère, était tombée dans l’adultère.
Mon grand-père était engagé dans des forces supplétives de l’armée colonialiste française qui entre temps, avait pénétré la région.
Lors d’opérations de ʺpacificationʺ, comme disent les armées d’occupation, mon grand-père avait trouvé la mort.
Cette mort avait valu à mon père, en dépit de l’opposition des siens, d’être pris et enrôlé dans le système d’enseignement mis en place par les forces de l’occupation.
Et c’est parce que mon frère aîné était le fils de mon père, qu’il avait également été pris et enrôlé dans ce système d’enseignement.
[13] Cette possibilité était offerte par les autorités d’occupation, mais au compte-gouttes.
[14] Mon père me le demandait.
Je voyais mon frère aîné lorsqu’il revenait pour les vacances d’été.
[15] L’année où j’ai obtenu mon baccalauréat, après quoi j’avais quitté le Maroc pour des études universitaires en France.
Il avait passé dix ans en France.
[16] Khémisset.
[17] Quatre-vingt kilomètres.
[18] En 1978.
[19] Addaar albaydaa-e (le ʺrʺ roulé), Casablanca.
[20] Ce premier fils est devenu père d’un garçon en 2017.
[21] Lorsque j’avais décidé de quitter le Maroc, j’étais avocat stagiaire dans le cabinet ouvert par mon père à Lkhmiçaate, après sa retraite de magistrat.
Souvent, lorsque quelqu’un me demande pourquoi j’ai quitté le Maroc, je réponds par le silence, parce qu’il ne m’est pas simple de répondre de manière satisfaisante à cette question.
Parfois, je réponds par un rire.
Il m’arrive aussi de dire, en riant, que je suis parti parce que je ne suis pas resté, ou que je suis parti parce que je connais.
Dans tous ces cas, je crois que c’est une manière de signifier qu’il vaut mieux parler d’autre chose.
Il m’est arrivé d’écrire que je n’étais pas dans ʺla justificationʺ à posteriori, en notant que j’ai quitté le Maroc pour fuir l’atmosphère avilissante entretenue et répandue par un régime corrompu, fondé sur l’imposture, et maintenu par le système colonialo-impérialo-sioniste.
À l’époque où j’ai décidé de partir, je ne m’exprimais pas ainsi, mais je ne le sentais peut-être pas autrement.
J’ai quitté le Maroc surtout pour ramener mon épouse au pays qu’elle a quitté afin de m’accompagner, pour protéger nos enfants et ─ je le dis en mots que je n’étais pas en mesure d’utiliser à l’époque ─  pour ne pas me faire vider de ce qui me remplit avant même que je ne sois de ce monde.
[22] Le détachement à l’institution dite parlementaire a duré de 1977 à 1983.
[23] J’avais assisté à cette soutenance.
Après quatre années au Maroc, je suis revenu en 1981, avec mon épouse et nos deux fils, pour vivre en France, et nous y sommes toujours.
[24] Okhtii, ma soeur.
Ma soeur Malika, c’est ainsi que je l’ai toujours appelée.
[25] La troisième épouse.
[26] Aîcha, ‘aa-i-cha Mallouk, à la campgne autour de Tiddaas, à une cinquantaine de kilomètres de Lkhmiçaate.
[27] Embrasse tonton.
Au Maroc, l’usage d’un mot en dialecte arabe (bouss), et d’un autre en français (tonton) ou autre, dans la même phrase, est une pratique courante.
Comme tout le monde ne le sait pas, les deux langues maternelles au Maroc sont le berbère et l’arabe.
La langue berbère connaît des ʺvariantesʺ selon les régions.
La langue arabe n’est pas la langue arabe dite ʺlittéraireʺ, ʺclassiqueʺ (alfoshaa), mais un parler, infesté de mots des langues du colonialisme.
La langue arabe parlée, dite « darija » (le ″r″ roulé), a plus que besoin d’être épurée.
La langue française est répandue, avec la langue espagnole, du fait que le Maroc, comme colonie morcelée, partagé entre le colonialisme français et le colonialisme espagnol, subit les influences des langues de ces pays.
[28] Année de mon voyage en Chine.
[29] Ses livres sont édités à compte d’auteur, une pratique très répandue au Maroc.
[30] Il m’a envoyé plusieurs avec  mon neveu dont j’ai déjà parlé.
[31] Depuis des années, je mets des textes sur des « blogs » dans lesquels je parle de cette famille décomposée.
[32] Je l’avais revu lors d’un séjour au Maroc en 1995, mais sans que la situation ne soit modifiée quant au fond.
[33] Certaines de mes lettres lui parvenaient, même si le courrier n’est pas toujours remis aux destinataires au Maroc.
[34] Ou soeurs, ou les deux.
[35] La Civilisation Amazigh du dedans et qu’est ce qu’être marocain, maghrébin et africain, Éditions et Impressions Edgl Print, Rabat, Maroc, 2015.
[36] Que je tiens.
[37] La civilisation berbère.
[38] Traduction répandue : la berbéritude.
[39] Les Hommes Libres (singulier Amazigh), les berbères.
[40] La terre des Imazighen, la langue des Imazighen.
[41] Du mot arabe qabiila (qbiila), la  tribu.
[42] Traduction répandue : berbèrie.
[43] En invoquant Allaah pour qu’Il l’éclaire et le guide dans le chemin qui lui reste à parcourir ici-bas.

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