« J'ai passé l'après midi à Khémisset[3] :
un moment de nostalgie [...].
Après avoir quitté la maison où
elle vit désormais,[4] j'ai garé ma voiture dans
une ruelle du vieux Khémisset, et marché pendant près d'une heure.
Dans ces pavés presque centenaires,
battus par le temps et les souvenirs, j'ai « rasé » la boutique de 'Omar,[5]
fermée; que dis-je, verrouillée.
Je l'ai imaginé debout, le verre de
thé à côté, les yeux rivés sur le tissu, papotant avec des voisins.[6]
J'ai vu de loin l'ancienne province[7] où
tu as effectué ton service civil[8] et
fixé des yeux un artisan qui m'a rappelé le cordonnier Lhoussain.[9] Sa
boutique pouvait à peine le contenir.
J'ai voyagé dans le temps : années
trente ou quarante. Le tintamarre des vieux engins se mêle à la musique des
sabots des mulets traînant les charrettes.
Ailleurs, ce vieux Khémisset serait
devenu un « quartier bobo »,[10]
mais ce bout de ville est resté tel quel, ou presque, comme figé. Tant mieux
peut-être.
Je suis rentré à Rabat[11]
plein d'images et de quelques fantômes ».
J’ai répondu :
« Qu’Allaah te récompense pour
cette virée offerte à travers le temps et l’espace.
Tes images et fantômes m’habitent,
et les murs délabrés de certains lieux, témoins silencieux que certains savent
entendre, me connaissaient : sauront-ils me reconnaître ? Suis-je
encore en mesure de saisir ce qu’ils transmettent ?
Mon épouse qui a lu ton texte avec
moi, voulait le faire durer encore et encore : ce n’est pas pour rien que
je pense que tu es le mieux placé pour écrire sur ce que nous avions dans ce
qui n’est plus...[12]
Je sais que tu es occupé et que
cela me prive de textes comme celui-ci, mais je garde espoir d’en recevoir plus
ou moins régulièrement ».
[1] E-mail,
message, courrier électronique envoyé par internet, depuis une boîte aux
lettres électrnique vers une autre.
[2] Enseignant universitaire, journaliste, et
auteur d’un livre sur le roi du Maroc.
Il vient souvent en France, et passe des moments en ma
compagnie et en celle de mon épouse.
[3]
Lkhmiiçaate.
[4] Il
s’agit de ʺkhtii Malikaʺ ma belle-mère qui a été installée dans un petit
appartement par son fils aîné qui, après le décès de notre père, s’est accaparé
de la villa où elle logeait, pour la vendre, en ayant recours au faux et à
l’usage de faux, pratique très courante au Maroc, dit ʺpays musulmanʺ.
Avec sa première épouse, non père a eu mon frère aîné,
et ma première soeur.
Avec sa deuxième épouse, ma mère, il a eu trois filles et deux garçons.
Avec
sa troisième épouse, que j’ai toujours appelée ʺkhtii malikaʺ (ma soeur
Malika), il a eu huit enfants, cinq garçons et trois filles/
Avec une autre femme, il a eu un garçon.
Et d’un dernier mariage, il a eu une fille et un garçon.
Il est décédé le samedi 4 octobre 2008, selon le
calendrier dit grégorien.
[5] Mon beau
frère qui était tailleur, décédé le lundi 26 décembre 2016.
[6] La
boutique (lhaanoute) constituait une sorte de point de ralliement.
Avec le temps, cet espace professionnel était devenu aussi
une sorte de lieu d’animation culturelle, de rencontres multiples et variées.
Des idées y étaient exposées, des événements
commentés, des nouvelles apportées, des informations partagées, des blagues
racontées.
Des personnes de tous les âges, de différentes
conditions s’y retrouvaient.
Et ‘Omar, tout en travaillant, participait à
l’ambiance, alimentait et entretenait cette atmosphère que tout le monde
appréciait, et à laquelle les apprentis contribuaient avec entrain.
[7]
Préfecture.
[8] J’ai quitté le Maroc une première fois, après le
baccalauréat, pour des études universitaires en France où je suis resté de 1970
à 1977.
J’y suis retourné et au bout de quatre ans, je l’ai
donc quitté avec mon épouse et nos deux fils pour nous installer en France où
nous sommes encore, par la grâce du
Seigneur des univers.
À mon retour au Maroc en 1977, je savais
qu’il fallait d’abord effectuer deux ans de service civil, dit ʺservice si vil,
mis en place afin que les diplômés universitaires ne pensent pas à s’engager
dans ʺʺl’oppositionʺ au régime de l’imposture qui sévit au Maroc.
[9]
Lkhrraaz Lhouçayne (le ʺrʺ roulé).
À la sortie de la maison où habitait une de mes soeurs,[9] la vieille
boutique d’un cordonnier était devenue pour moi un espace recherché.
Je m’y rendais chaque fois que je le pouvais.
Je trouvais le cordonnier souvent au travail.
Il était installé sur une sorte de dossier un peu
élevé par rapport au sol, un pied de fer sans âge, à portée de la main.
En face, à une petite table en bois sur laquelle on
pouvait voir un marteau, des clous, une vieille paire de ciseaux, un couteau,
une grosse aiguille à coudre, un poinçon.
Sur sa droite, un seau d’eau dans lequel il plongeait
par moments une chaussure, une babouche ou autre lorsqu’il l’estimait
nécessaire, pour adoucir le cuir, avant d’entamer la couture.
Il y plongeait aussi parfois le vieux couteau, dont le
manche était entouré de caoutchouc, pour l’aiguiser ensuite sur une pierre
posée au bord de la petite table.
Son vieux vélo était à l’intérieur, appuyé contre le
mur.
À vélo, il avait fait des voyages dans différentes régions afin de voir
certaines personnes qu’il estimait aptes à lui apporter certaines
connaissances.
Le sol était jonché de morceaux de cuir de toutes
dimensions et de mille et une autres choses. Je m’asseyais dessus.
Des fois avec d’autres personnes.
Et nous écoutions le cordonnier.
Tout en travaillant, il parlait de la Foi, de la vie
des Messagers et des Prophètes sur eux la bénédiction et la paix et d’autres
événements.
Nous débattions de tout.
Parfois, il me donnait, ou à d’autres, de vieux écrits
à lire à haute voix pour qu’il en fasse le commentaire et susciter nos
réactions.
Des années plus tard, il a fait la connaissance de mon
épouse et de nos enfants.
Cet homme pour qui j’avais un profond attachement et
beaucoup d’affection, m’a transmis des trésors.
Sa boutique, presque en ruine, qui avait à peine deux
mètres sur deux, et qui tenait je ne sais pas comment, a été pour moi un vaste
endroit lumineux, ouvert sur l’horizon lointain.
Ce cordonnier a été parmi mes éducateurs.
Aujourd’hui, il est décédé.
Sa boutique s’est effondrée, et une nouvelle construction a pris sa place.
[10]
Contraction de bourgeois-bohème.
[11]
Arribaate, rrbaate (le ʺrʺ roulé).
[12]
Kaana lanaa fiimaa madaa...(Nous avions dans ce qui n’est plus...).
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