mardi 18 octobre 2022

LA RETRAITE DANS LE DÉSERT

« Allah[1] avait inspiré au coeur de Mohammed[2] l’amour de la solitude [...].
Mohammed aimait les grands espaces vides où il vaguait tout seul.
Quelles étaient les causes d’une semblable inclination ? Sans doute, dans les mornes solitudes qui encerclent Mecca,[3] il revivait les charmantes impressions de son enfance, écoulée dans la Badia ;[4] mais son âme d’élite y rencontrait des satisfactions plus hautes : en premier lieu, elle y fuyait le spectacle des erreurs morales et religieuses des Arabes de cette époque.
Fiers et nobles, indépendants et courageux, les Arabes l’étaient certainement au plus haut degré. Leur générosité envers les hôtes accusait un raffinement qui n’a jamais été dépassé, et l’un d’entre eux, Hatim Tay,[5] peut être considéré comme le Prince des Hôtes généreux.
Leurs dons pour l’éloquence et pour la poésie pouvaient soutenir la comparaisons avec ceux des plus brillants orateurs et des plus magnifiques poètes de l’Univers.
 La poésie surtout, qui leur permettait de  célébrer les exploits des héros et les larges gestes de la générosité, de chanter les joies et les tristesses de l’amour, était, pour ces hommes au tempérament de feu, l’objet d’un culte passionné, servi merveilleusement par la plus enchanteresse des langues.
Les foires, celle de ‘Oqadh[6] en particulier, était l’occasion de véritables tournois de poésie, et le vainqueur voyait son poème acclamé par la foule en délire, calligraphié en lettres d’or et suspendu dans le temple de la Kâaba.[7] Sept de ces poésies triophantes, appelées les « Mu’allaqât »,[8] c’est à dire les « suspendues », sont parvenues jusqu’à nos jours, et nous prouvent à quelle hauteur atteignait le génie des aèdes bédouins.
Mais, en face de ces brillantes qualités, innées chez les Arabes, que d’erreurs à déplorer ! La religion monothéiste de leur ancêtre Ibrahim[9] (Abraham) était tombée chez eux dans un complet oubli, malgré la vénération dont ils continuaient à entourer le temple édifié par ses mains ; ils étaient « mushrikîn »[10] , c’est à dire « associateurs ». À Allah l’Unique, ils avaient associé des idoles auxquelles ils accordaient généralement la préférence. Chaque tribu, chaque famille possédait son idole favorite, et, à cette époque, trois-cent-soixante faux dieux, en bois ou en pierre, déshonoraient la sainte Kâaba.
Au culte des idoles, s’ajoutait une grossière superstition. Les jeux de hasard, la consultation du sort par les flèches, l’ivrognerie, la sorcellerie rabaissaient également la mentalité de ces hommes, si remarquablement doués. Impatients de tout frein, de toute retenue, ils épousaient autant de femmes qu’ils pouvaient en nourrir, et, comme les veuves faisaient partie de l’héritage de leurs époux, de révoltantes unions en résultaient entre beaux-fils et belles-mères !
Plus abominable encore était la coutume de « wad al-Banât »[11] « Enterrement des filles vivantes » ! Par une exagération du sentiment de l’honneur, et dans la crainte de l’opprobre qui pourrait rejaillir un jour sur leurs familles de l’inconduite de leurs filles ou de leur enlèvement par un ennemi, certains pères dénaturés préféraient les supprimer, en les enterrant vivantes, aussitôt après leur naissance.
Enfin, le penchant des Arabes pour l’ostentation, leurs préjugés nobiliaires, leur fierté démesurée, les rendaient rebelles à toute discipline, à toute autorité et, comme conséquence, toute union, tout progrès, toute organisation sociale devenaient irréalisables ; des guerres incessantes, des vengeances impitoyables, de tribu à tribu, de famille à famille, ensanglantaient toute l’Arabie.
Telles sont les erreurs dont Mohammed, attristé, ne pouvait supporter la vue et, comme il n’imaginait pas de remède à un mal aussi profond, aussi général, destiné, pensait-il, à attirer infailliblement sur son peuple les épouvantables châtiments du Ciel qui anéantirent les peuples de Thamoud et de Aâd,[12] il se retirait dans les endroits les plus déserts, où, à l’écart du contact des humains, il pouvait chasser de sa mémoire l’odieux souvenir de leurs iniquités.
Alors, il se laissait envahir tout entier par un impérieux besoin de recueillement et d’adoration qui dominait son âme. Il errait dans les ravins sablonneux, suivait les détours capricieux des wadis, ou gravissait la pente des montagnes rocailleuses, pour s’asseoir à leur sommet, et perdre ses regards et son imagination dans les profondeurs des arides étendues qui se déroulaient de ses pieds jusqu’aux insaisissables horizons.
Pendant de longues heures, immobile au milieu de ce vide impressionnant, de ce silence de mort, de cet océan de lumière, il s’abîmait dans une muette et extatique contemplation devant le spectacle, incomparablement varié et grandiose, que lui offraient les Éléments du Ciel et de la Terre obéissant à une puissance mystérieuse, irrésistible, inconnaissable, inconcevable, universelle, unique...
C’étaient les dunes et les rochers, se revêtant d’abord des gazes roses de l’aurore, toutes constellées des gemmes précieuses qui devenaient les plus humbles cailloux sous les premiers rayons de soleil ; puis le suaire, ruisselant de clarté, que l’astre au zénith étendait sur la terre accablée et immobile comme un cadavre. Puis les flots d’or, qu’à l’instant de son coucher il jetait à profusion sur le Monde, comme pour lui inspirer plus de regret de son départ. Puis l’écharpe, irisée comme la gorge d’un pigeon, de la lune qui éclaboussait le ciel de ses étincelles, muées en des myriades d’étoiles...
C’étaient les fières colonnes que, par temps calme, le sable se plaisait à dresser vers la voûte azurée, ou les furieuses trombes que, par temps orageux, il lançait du fond des ravins, à l’assaut des nuées sombres, chargées d’éclairs ; c’étaient des caravanes de nuages, semblables à des moutons blancs, chassés par le vent loin des cimes au dessus desquelles ils étaient nés, et qu’ils étaient obligés d’abandonner sans verser sur elles leurs larmes de pluie ; c’étaient, d’autres fois, des orages diluviens, déversant leurs cascades sur les montagnes dénudées et vomissant des torrents impétueux, qui grondaient dans les vallées.
Auprès de ces Éléments formidables, qui jamais n’eussent osé la moindre résistance contre les lois à eux imposées par cette Puissance Suprême, combien arrogantes et débiles lui semblait l’Humanité ! Elle s’appuyait sur la solidité des choses d’ici-bas, et voici que le mirage les liquéfiait sous ses yeux, dans les ondes miroitantes de l’héther  en ébullition, afin de lui offrir  l’image de leur parfaite vanité...
La « Khalwa »[13] c’est à dire la « Retraite dans le désert » fut pour Mohammed la plus grande éducatrice ; elle filtra son coeur de toutes les préoccupations terrestres, et c’est pour cette raison que la tradition la surnomma « safâ’ as-safâ’ »[14] c’est à dire « la Pureté de la Pureté ».
Peu à peu, l’âme du Désert sans limites pénétra son âme, lui apportant l’intuition de la grandeur illimitée du Maître des Mondes ».[15] 
 
ETIENNE DINET ET SLIMAN BEN IBRAHIM

[1] Allaah.
[2] Mohammad, l’ultime Messager et Prophète sur lui la bénédictin et la paix.
Il est question ici d’une période avant la Révélation.
[3] Makka, la Mecque.
[4] Albaadia, l’espace des badw (bédouins) dans le désert.
C’est l’espace en dehors des cités, des villes, c’est le monde rural, la campagne.
[5] Haatim Attaa-ii.
[6] ‘oqqaadh (la première lettre du mot ‘oqqaadh c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français et non la lettre o qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule).
 Souq ‘oqqaadh.
[7] Alka’ba.
[8] Almo’allaqaate.
[9] Ibraahiime sur lui la bénédiction et la paix (le ʺrʺ roulé).
[10] Mochrikiine (le ʺrʺ roulé), associationnistes.
Achchirk : l’associationnisme.
[11] Albanaate, pluriel de binete (fille).
[12] ‘aad.
[13] Alkhalwa.
[14] Safaa-e assafaa-e.
[15] Etienne Dinet et El-hadj Sliman Ben Ibrahim, La vie de Mohammed, Alger, La Maison des Livres, 1989, pages 29, 30, 31.
Slimaane Ibn Ibraahiime (le ʺrʺ roulé).
Etienne Dinet, qui a choisi de s’appeler Naaçir Addiine (le ʺrʺ roulé), est né à Paris en mars 1861.
Son parcours ici-bas a été marqué par le retour à la Croyance.
Il a écrit ce livre, avec Slimane Ibn Ibrahim (le « r » roulé) dans les premières années du vingtième siècle.
Il est décédé à Paris en décembre 1929 (selon le calendrier dit grégorien). 


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