Mohammed
aimait les grands espaces vides où il vaguait tout seul.
Quelles
étaient les causes d’une semblable inclination ? Sans doute, dans les
mornes solitudes qui encerclent Mecca,[3] il
revivait les charmantes impressions de son enfance, écoulée dans la
Badia ;[4]
mais son âme d’élite y rencontrait des satisfactions plus hautes : en
premier lieu, elle y fuyait le spectacle des erreurs morales et religieuses des
Arabes de cette époque.
Fiers
et nobles, indépendants et courageux, les Arabes l’étaient certainement au plus
haut degré. Leur générosité envers les hôtes accusait un raffinement qui n’a
jamais été dépassé, et l’un d’entre eux, Hatim Tay,[5] peut
être considéré comme le Prince des Hôtes généreux.
Leurs
dons pour l’éloquence et pour la poésie pouvaient soutenir la comparaisons avec
ceux des plus brillants orateurs et des plus magnifiques poètes de l’Univers.
La poésie surtout, qui leur permettait de célébrer les exploits des héros et les larges
gestes de la générosité, de chanter les joies et les tristesses de l’amour,
était, pour ces hommes au tempérament de feu, l’objet d’un culte passionné, servi
merveilleusement par la plus enchanteresse des langues.
Les
foires, celle de ‘Oqadh[6] en
particulier, était l’occasion de véritables tournois de poésie, et le vainqueur
voyait son poème acclamé par la foule en délire, calligraphié en lettres d’or
et suspendu dans le temple de la Kâaba.[7] Sept de
ces poésies triophantes, appelées les « Mu’allaqât »,[8] c’est à
dire les « suspendues », sont parvenues jusqu’à nos jours, et nous
prouvent à quelle hauteur atteignait le génie des aèdes bédouins.
Mais,
en face de ces brillantes qualités, innées chez les Arabes, que d’erreurs à
déplorer ! La religion monothéiste de leur ancêtre Ibrahim[9]
(Abraham) était tombée chez eux dans un complet oubli, malgré la vénération
dont ils continuaient à entourer le temple édifié par ses mains ; ils
étaient « mushrikîn »[10] , c’est
à dire « associateurs ». À Allah l’Unique, ils avaient associé des
idoles auxquelles ils accordaient généralement la préférence. Chaque tribu,
chaque famille possédait son idole favorite, et, à cette époque,
trois-cent-soixante faux dieux, en bois ou en pierre, déshonoraient la sainte
Kâaba.
Au
culte des idoles, s’ajoutait une grossière superstition. Les jeux de hasard, la
consultation du sort par les flèches, l’ivrognerie, la sorcellerie rabaissaient
également la mentalité de ces hommes, si remarquablement doués. Impatients de
tout frein, de toute retenue, ils épousaient autant de femmes qu’ils pouvaient
en nourrir, et, comme les veuves faisaient partie de l’héritage de leurs époux,
de révoltantes unions en résultaient entre beaux-fils et belles-mères !
Plus
abominable encore était la coutume de « wad al-Banât »[11]
« Enterrement des filles vivantes » ! Par une exagération du
sentiment de l’honneur, et dans la crainte de l’opprobre qui pourrait rejaillir
un jour sur leurs familles de l’inconduite de leurs filles ou de leur
enlèvement par un ennemi, certains pères dénaturés préféraient les supprimer,
en les enterrant vivantes, aussitôt après leur naissance.
Enfin,
le penchant des Arabes pour l’ostentation, leurs préjugés nobiliaires, leur
fierté démesurée, les rendaient rebelles à toute discipline, à toute autorité
et, comme conséquence, toute union, tout progrès, toute organisation sociale
devenaient irréalisables ; des guerres incessantes, des vengeances
impitoyables, de tribu à tribu, de famille à famille, ensanglantaient toute
l’Arabie.
Telles
sont les erreurs dont Mohammed, attristé, ne pouvait supporter la vue et, comme
il n’imaginait pas de remède à un mal aussi profond, aussi général, destiné,
pensait-il, à attirer infailliblement sur son peuple les épouvantables
châtiments du Ciel qui anéantirent les peuples de Thamoud et de Aâd,[12] il se
retirait dans les endroits les plus déserts, où, à l’écart du contact des
humains, il pouvait chasser de sa mémoire l’odieux souvenir de leurs iniquités.
Alors,
il se laissait envahir tout entier par un impérieux besoin de recueillement et
d’adoration qui dominait son âme. Il errait dans les ravins sablonneux, suivait
les détours capricieux des wadis, ou gravissait la pente des montagnes
rocailleuses, pour s’asseoir à leur sommet, et perdre ses regards et son
imagination dans les profondeurs des arides étendues qui se déroulaient de ses
pieds jusqu’aux insaisissables horizons.
Pendant
de longues heures, immobile au milieu de ce vide impressionnant, de ce silence
de mort, de cet océan de lumière, il s’abîmait dans une muette et extatique
contemplation devant le spectacle, incomparablement varié et grandiose, que lui
offraient les Éléments du Ciel et de la Terre obéissant à une puissance
mystérieuse, irrésistible, inconnaissable, inconcevable, universelle, unique...
C’étaient
les dunes et les rochers, se revêtant d’abord des gazes roses de l’aurore,
toutes constellées des gemmes précieuses qui devenaient les plus humbles
cailloux sous les premiers rayons de soleil ; puis le suaire, ruisselant
de clarté, que l’astre au zénith étendait sur la terre accablée et immobile
comme un cadavre. Puis les flots d’or, qu’à l’instant de son coucher il jetait
à profusion sur le Monde, comme pour lui inspirer plus de regret de son départ.
Puis l’écharpe, irisée comme la gorge d’un pigeon, de la lune qui éclaboussait
le ciel de ses étincelles, muées en des myriades d’étoiles...
C’étaient
les fières colonnes que, par temps calme, le sable se plaisait à dresser vers
la voûte azurée, ou les furieuses trombes que, par temps orageux, il lançait du
fond des ravins, à l’assaut des nuées sombres, chargées d’éclairs ;
c’étaient des caravanes de nuages, semblables à des moutons blancs, chassés par
le vent loin des cimes au dessus desquelles ils étaient nés, et qu’ils étaient
obligés d’abandonner sans verser sur elles leurs larmes de pluie ;
c’étaient, d’autres fois, des orages diluviens, déversant leurs cascades sur
les montagnes dénudées et vomissant des torrents impétueux, qui grondaient dans
les vallées.
Auprès
de ces Éléments formidables, qui jamais n’eussent osé la moindre résistance
contre les lois à eux imposées par cette Puissance Suprême, combien arrogantes
et débiles lui semblait l’Humanité ! Elle s’appuyait sur la solidité des
choses d’ici-bas, et voici que le mirage les liquéfiait sous ses yeux, dans les
ondes miroitantes de l’héther en
ébullition, afin de lui offrir l’image
de leur parfaite vanité...
La
« Khalwa »[13] c’est à
dire la « Retraite dans le désert » fut pour Mohammed la plus grande éducatrice ;
elle filtra son coeur de toutes les préoccupations terrestres, et c’est pour
cette raison que la tradition la surnomma « safâ’ as-safâ’ »[14] c’est à
dire « la Pureté de la Pureté ».
Peu
à peu, l’âme du Désert sans limites pénétra son âme, lui apportant l’intuition
de la grandeur illimitée du Maître des Mondes ».[15]
ETIENNE DINET ET SLIMAN BEN IBRAHIM
[1]
Allaah.
[2]
Mohammad, l’ultime Messager et Prophète sur lui la bénédictin et la paix.
Il est question ici d’une période avant la Révélation.
[3]
Makka, la Mecque.
[4]
Albaadia, l’espace des badw (bédouins) dans le désert.
C’est l’espace en dehors des cités, des villes, c’est
le monde rural, la campagne.
[5]
Haatim Attaa-ii.
[6] ‘oqqaadh
(la première lettre du mot ‘oqqaadh c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas
dans l’alphabet français et non la lettre o qui n’est donc pas écrite ici en
lettre majuscule).
Souq ‘oqqaadh.
[7]
Alka’ba.
[8]
Almo’allaqaate.
[9]
Ibraahiime sur lui la bénédiction et la paix (le ʺrʺ roulé).
[10]
Mochrikiine (le ʺrʺ roulé), associationnistes.
Achchirk : l’associationnisme.
[11]
Albanaate, pluriel de binete (fille).
[12]
‘aad.
[13]
Alkhalwa.
[14]
Safaa-e assafaa-e.
[15] Etienne
Dinet et El-hadj Sliman Ben Ibrahim, La
vie de Mohammed, Alger, La Maison des Livres, 1989, pages 29, 30, 31.
Slimaane
Ibn Ibraahiime (le ʺrʺ roulé).
Etienne Dinet, qui a choisi de s’appeler Naaçir
Addiine (le ʺrʺ roulé), est né à Paris en mars 1861.
Son parcours ici-bas a été marqué par le retour à la
Croyance.
Il a écrit ce livre, avec Slimane Ibn Ibrahim (le
« r » roulé) dans les premières années du vingtième siècle.
Il est décédé à Paris en décembre 1929 (selon le
calendrier dit grégorien).
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