Ma
sœur de deux ans mon aînée fait partie, comme moi, des cinq enfants[1] arrachés
à notre mère lorsqu’elle a été divorcée.[2]
Elle
aime le chocolat aux noisettes.
Flots
de pensées.
Averses
d’images.
Afflux
de sensations.
Nous habitions à Lkhmiçaate.[3]
Cette
soeur devait avoir douze ans.[4]
Après
Rbaate,[5] mon
père, magistrat, a été muté à Lkhmiiçaate.
Lkhmiiçaate
est considérée comme la « capitale » de Zmmour,[6]
populations dont ma mère est originaire et dont mon père est l’un des « fils
adoptifs ».
C’était,
je crois, juste avant le début de l’année scolaire 1959-1960.
La
maison de fonction était dans le « quartier administratif », un peu
en retrait par rapport au reste de l’agglomération.
Avant
« l’indépendance dans l’interdépendance »,[7] les
maisons de ce quartier étaient occupées par des familles de France.
Avec
le colonialisme français en effet, Lkhmiiçaate, comme d’autres lieux, était, et
c’est encore le cas aujourd’hui, un centre pour contrôler les populations et
vaincre la résistance.
S’agissant
de résistance, je pense qu’il n’y a pas lieu ici de parler du « dahir
Berbère », ni de la situation avant, ni des événements après.
Je
peux cependant signaler, que dans l’agitation dite politique à notre arrivée à
Lkhmiiçaate, mon père avait décidé de me « confier », avec deux de
mes frères, aux « organisateurs d’une colonie de vacances » à Raas
Lmaa,[8] vers
Ifraane,[9] dans le
Moyen Atlas.[10]
afin de cultiver notre « Berbèritude ».
Fort
heureusement pour moi, je n’avais plus jamais été utilisé pour alimenter ce
genre d’opération.
À cette époque, mon frère aîné a été
embrigadé parmi les « jeunes organisateurs ».
Plus
tard, après des études universitaires en France, il était devenu un pion de ce
genre de montages.[11]
La
maison de Lkmiiçaate était entourée d’un jardin agréable, et sur son toit, les
cigognes à leur retour, retrouvaient leur nid, comme cela était le cas sur
plusieurs toits des constructions à Lkhmiçaate.
Le
mari de ma grande sœur aujourd’hui décédée,[12]
s’occupait bien du jardin.
C’est
à l’époque où il était à Tagziirte que mon père a épousé une fille originaire
de Rbaate, qui n’avait pas encore dix-sept ans.[15]
C’était
en 1953, parait-il.
J’avais
à peine trois ans lorsque cette belle-mère est arrivée parmi nous, et que ma mère a été
divorcée.
Celui
qui allait devenir l’époux de ma soeur était un jeune adolescent quand il avait
commencé à faire certaines courses pour mon père, avant que celui-ci ne soit
muté à Tafraawte.[16]
Son
père était mort, et le mien avait décidé de le garder avec nous en le chargeant
de travaux divers.
Sa
mère[17] ne s’y
était pas opposée.
L’adolescent
s’était montré travailleur, attachant et intelligent.
À Taroudaanete,[18] il
avait une épicerie où j’aimais l’accompagner parfois et rester jusqu’à ce qu’il
me ramène sur son vélo vert dont je me souviens encore.
C’est
à Rbaate je crois qu’il avait épousé ma sœur.
Je
ne me souviens d’aucune célébration de ce mariage.
À Lkhmiiçaate, tous deux étaient très
occupés par des travaux à la maison.
Depuis
Taroudaanete, mon beau-frère n’avait plus d’épicerie.
Dans
la partie du jardin derrière la maison, il avait transformé certaines
constructions pour en faire une étable pour trois vaches et aussi une basse-cour.
Tôt
le matin, ma sœur s’occupait de traire les vaches.
Je
l’accompagnais parfois.
J’aimais
assister à cette activité, et plus particulièrement au moment où elle
permettait aux veaux de téter.
Il
m’arrivait d’emmener ensuite les vaches au berger qui attendait, non loin de la
maison, dans une petite forêt d’eucalyptus,[19] et
d’aller les récupérer en fin de journée pour les ramener à la maison.
La
forêt donnait aussi sur la fin du boulevard de la route Rbaate-Mknaas.[20]
Le
boulevard principal de Lkhmiçaate.
On
le voit de l’établissement scolaire Mouçaa ben Noçaïyr[21].
Cet
établissement est devenu un lycée.
À l’époque, il servait comme école primaire
et collège avec internat.
Au
départ, le colonialisme français l’avait baptisé école Franco-Musulmane.
J’allais
à l’école dans cet établissement.
Deux
de mes sœurs y étaient également scolarisées, ainsi que le fils de « tante
Mbarka L‘arja », une parente aujourd’hui décédée.
Ce
fils a été ramené de Rbaate pour être « surveillé » par mon père afin
de poursuivre sa scolarité.
Il
épousera plus tard ma sœur, de deux ans mon aînée.[22]
Dans
la forêt d’eucalyptus, il y avait aussi une église, transformée par la suite en
« locaux administratifs ».
Nous
l’appelions « lmrbbou dnçaraa ».[23]
La prison est un peu en retrait de cette
forêt, près de la route qui mène au cimetière dit « siidii Ghriib »[24] et pas
loin de huttes[25],
habitations de forces auxiliaires dites de l’ordre[26]composées
de marocains et mises en place par le colonialisme français.
Au
milieu de ces habitations, une hutte servait d’école coranique.
Je
la fréquentais en dehors des cours à l’école primaire.
Ainsi
que deux de mes frères.
L’un
des fils de l’enseignant[27] de
cette école coranique est devenu médecin.
À l’époque, son père n’hésitait pas à lui
infliger des châtiments corporels[28] plus
durs que celles que subissaient les autres élèves.[29]
Lorsque
le fils arrivait à prendre la fuite, nous étions chargés de lui courir après
dans la forêt et de le ramener pour la sanction à laquelle il ne devait pas se
soustraire.
Ce
traitement n’avait aucun effet sur le comportement du fils, profondément
allergique à « l’autorité » de son père.
Il
n’avait pas d’effet non plus sur notre amitié qui était au dessus des
agissements de l’enseignant.
Vers
l’été, les petits moineaux qui essayaient de voler tombaient des nids et nous
étions plusieurs à leur courir après dans la forêt pour les rattraper, sans
aller toutefois jusqu’à ‘Iine Lkhmiis[30]qui
semblait loin et marquait une sorte de limite à ne pas atteindre.
C’était
en 1960 à Lkhmiçaate que j’avais appris le tremblement de terre qui a détruit
la ville d’Agadir.
À l’école, nous avions reçu des enfants
sinistrés de cette ville.
C’était
à cette époque également que j’ai commencé à jouer au football et à aller voir
des matchs de l’Ittihaad Zmmouri[31] de
Lkhmiiçaate[32]dont
le père de mon ami Mjidou[33] était
le président.
J’allais
voir aussi parfois courir les chevaux au champ de course, juste derrière la
maison.
Ce
champ a été transformé en lotissement de la laideur pour des habitations où les
magouilles et les spéculations avaient, encore une fois, battu tous les
records.
C’était
encore en 1960 que mon beau-frère et ma sœur avaient eu leur premier fils[34]et
avaient décidé de quitter la maison pour louer une habitation.
Au
départ, ils avaient été hébergés par un couple, aujourd’hui décédé.
Le
mari était chauffeur de taxi.
Mon
beau-frère avait commencé à faire le même travail.[35]
J’allais
les voir dès que je pouvais.
Lkhmiiçaate
n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres à peine de Tiddaas,[36] un
bourg aux environs duquel ma mère était installée avec son deuxième époux.[37]
Ma
mère pouvait venir nous voir.
C’étaient
les premières visites dont je me souviens.
Il
m’arrivait de mettre ma tête sur ses genoux.
Elle
me grattait et me caressait les cheveux.
Je
ne savais pas comment me comporter avec elle.
Elle
parlait peu, presque à voix basse.
Comme
si elle parlait à elle-même.
Elle
fuyait les regards comme si sa présence était gênante.
Elle
mangeait à peine.
Nous
nous observions discrètement, mais intensément.
Elle
gardait une sorte de sourire mélancolique.
Aujourd’hui,
une émotion particulière m’étreint lorsque je pense à elle et parfois, les
picotements de mes yeux annoncent les larmes qui parlent de sa place dans mon
cœur.[38]
Avant
sa mutation à Mknaas, à la fin de mon cycle élémentaire à l’établissement
scolaire, mon père[39] avait
décidé de me laisser à l’internat, « pour ne pas perturber mes
études ».
En
réalité, le responsable de l’établissement, ami d’enfance de mon père et
autrefois, comme lui, agent subalterne[40]dans
l’administration mise en place par le colonialisme français, avait jugé bon de
me faire « profiter » de ce régime pour une « bonne
scolarité ».
Ce
régime ne me déplaisait pas car j’avais beaucoup d’amis et je jouais au
football tout ce que je pouvais.
Et
ma soeur de deux ans mon aînée ?
Et
le chocolat aux noisettes ?
Pendant
un certain temps, cette soeur tenait à se rendre à l’épicerie sur le boulevard
principal, pour certaines courses.
Cette
épicerie était tenue par un couple de français.
Monsieur
et madame Lardeau je crois.
Elle
s’y rendait avec un petit carnet sur lequel le mari, ou son épouse, notait ce
que ma soeur prenait, et mon père payait à la fin de chaque mois.
Pendant
un mois, celle soeur s’y était rendu assez souvent et au moment de payer, mon
père était étonné par le nombre de tablettes de chocolat aux noisettes achetées.
Il
avait donc compris que chaque fois que ma soeur allait aux courses dans cette
épicerie, elle s’offrait du chocolat aux noisettes.
Á
aucun moment ma soeur ne s’était préoccupée du fait que cela allait être noté
sur le carnet et qu’elle devait s’en expliquer.
Elle
aimait le chocolat aux noisettes,[41] et ne
s’en privait pas.
Pendant
un certain temps, elle s’était réfugiée dans la dénégation, mais avait fini par
se faire au surnom dont nous l’avions affublé, qui n’était autre que
« chocolat aux noisettes ».
Du
temps a succédé au temps.
Des
récoltes à d’autres récoltes.
Les
années se sont écoulées.
Par
la miséricorde d’Allaah, je suis grand-père.
La
marche continue.
J’invoque
Allaah pour qu’Il m’éclaire et me guide dans ce qui reste de cette marche.
Pour
qu’Il fasse que je sois parmi ceux et celles qui suivent Sa Voie, la bonne Voie
pour mériter d’être cette âme sereine dont Il dit :
« Ô âme sereine. Retourne à ton Seigneur satisfaite et
donnant satisfaction.[42] Entre
parmi Mes serviteurs. Et entre dans Mon Paradis ».[43]
BOUAZZA
[1] Trois filles et deux
garçons.
[2] Notre mère a été la deuxième épouse de mon père qui a
eu avec elle cinq enfants.
[3] Khémisset.
[4] C’était en 1960 je crois,
selon le calendrier dit grégorien.
[5] Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[6] Le ʺrʺ roulé, Zemmour.
[7]
Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est
traduit dans les colonies par la multiplication des "États"
supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de
servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces
"États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la
tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge,
le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture,
l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au
Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite
″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat
moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le
sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[8] Le ʺrʺ roulé, Ras El Ma.
[9] Le ʺrʺ roulé, Ifrane.
[10] Chîne montagneuse.
[11] Ses patrons sont allés
jusqu’à faire de lui un ʺélu parlementaireʺ.
Retraité,
il s’est mis à écrire et à publier quelques livres que j’ai lus, en écrivant au
sujet de l’un d’eux au sujet des Berbères, qu’il se rattache avec ferveur à ce
qu’il appelle ʺla Civilisation Amazighʺ, en cultivant, à sa manière, l’esprit
de l’épopée et la vision en grand.
Son
écrit, est une chevauchée à bride abattue à travers le temps et l’espace, pour
traiter, au galop, de l’Amazighité.
Une
sorte de course effrénée, tourbillonnante, époustouflante, haletante, passant
en revue, à un rythme vertigineux, des événements qui ont jalonné, qui
jalonnent l’histoire de l’Afrique (Maroc, Maghreb, et autres), depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours, et donnant une infinité de références à
provoquer le tournis, pour exalter Imazighen, Tamazighte, Taqbiilte, Tamazgha,
et autres.
[12] Elle est morte en 1970, à
l’âge de 28 ans.
[13] Le ʺrʺ roulé, Tagzirte.
[14] Beni Mellal.
[15] Aujourd’hui, elle a plus
de 80 ans, et a eu avec mon père huit enfants : cinq garçons et trois
filles, mes frères et soeurs (deux frères sont décédés, l’un le dimanche 30
octobre 2016, et l’autre le vendredi 30 novembre de la même année).
[16] Le ʺrʺ roulé, Tafraout.
[17] Décédée de puis quelques
années maintenant.
[18] Le ʺrʺ roulé, Taroudant.
[19] Elle n’est plus
aujourd’hui que l’ombre d’elle-même.
[20] Meknès.
[21] Le ʺrʺ roulé, Moussa Ibn
Nouçaïr.
[22] Leur
fils aîné, mon neveu, aujourd’hui enseignant universitaire, journaliste, et
auteur de deux livres sur le roi du Maroc, vient souvent en France, et ne
manque pas de me rendre visite.
[23] Le ʺrʺ roulé, le marabout des Nazaréens, des
français.
[24] Le ʺrʺ roulé, sidi Ghrib.
Littéralement ʺmonsieur l’étrangerʺ, par référence à
un pieux personnage qui s’était installé à Lkhmiçaate dans le passé, bien avant
l’arrivée du colonialisme.
[25] Nouayl, pluriel de
nouala, remplacées plus tard par des habitations en dur.
[26] Mkhaazniyaa, pluriel de
mkhznii.
[27] Fqqiih, faqiih.
[28] Pratiqués dans différents
établissements scolaires.
[29] Mes frères et moi étions
épargnés car l’enseignant n’osait pas corriger les enfants d’une
ʺpersonnalitéʺ.
[30] La source de jeudi.
[31] Le ʺrʺ roulé.
[32] I.Z.K. Ittihad Zemmouri de Khémisset, ittihaad
ignifie union.
[33] ‘Abd Almajiid.
[34] Devenu joueur de l’I.Z.K.
[35] Il est toujours à
Lkhmiiçaate, et a pratiquement le même âge que ma belle-mère.
[36] Tiddas, Tedders.
[37] Il est décédé en 1995 je
crois.
Ensemble, ils ont eu quatre enfants : trois
filles et un garçon, mes soeurs et mon frère.
[38] Elle est morte le samedi
28 juin 2008, à l’âge de 80 ans.
[39] Aujourd’hui décédé.
Il est mort le samedi 4 octobre 2008, à l’âge de 86
ans.
[40] Par la suite, il était
devenu ʺélu parlementaireʺ et ʺprésident du conseil municipalʺ de Lkhmiiçaate.
[41] Elle l’aime toujours et
ne s’en prive pas : une enfant de plus de 70 ans.
[43]
Alqoraane (Le Coran), sourate 89 (chapitre 89), Alfajr (le ″r″
roulé), L’Aube, aayate 27 à aayate 30 (verset 27 au verset 30).
Je
reprends beaucoup de ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com
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