lundi 3 décembre 2018

CHOCOLAT AUX NOISETTES


Ma sœur de deux ans mon aînée fait partie, comme moi, des cinq enfants[1] arrachés à notre mère lorsqu’elle a été divorcée.[2]
Elle aime le chocolat aux noisettes.
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Nous habitions à Lkhmiçaate.[3]
Cette soeur devait avoir douze ans.[4]
Après Rbaate,[5] mon père, magistrat, a été muté à Lkhmiiçaate.
Lkhmiiçaate est considérée comme la « capitale » de Zmmour,[6] populations dont ma mère est originaire et dont mon père est l’un des « fils adoptifs ».
C’était, je crois, juste avant le début de l’année scolaire 1959-1960.
La maison de fonction était dans le « quartier administratif », un peu en retrait par rapport au reste de l’agglomération.
Avant « l’indépendance dans l’interdépendance »,[7] les maisons de ce quartier étaient occupées par des familles de France.
Avec le colonialisme français en effet, Lkhmiiçaate, comme d’autres lieux, était, et c’est encore le cas aujourd’hui, un centre pour contrôler les populations et vaincre la résistance.
S’agissant de résistance, je pense qu’il n’y a pas lieu ici de parler du « dahir Berbère », ni de la situation avant, ni des événements après.
Je peux cependant signaler, que dans l’agitation dite politique à notre arrivée à Lkhmiiçaate, mon père avait décidé de me « confier », avec deux de mes frères, aux « organisateurs d’une colonie de vacances » à Raas Lmaa,[8] vers Ifraane,[9] dans le Moyen Atlas.[10] afin de cultiver notre « Berbèritude ».
Fort heureusement pour moi, je n’avais plus jamais été utilisé pour alimenter ce genre d’opération.
À cette époque, mon frère aîné a été embrigadé parmi les « jeunes organisateurs ».
Plus tard, après des études universitaires en France, il était devenu un pion de ce genre de montages.[11]
La maison de Lkmiiçaate était entourée d’un jardin agréable, et sur son toit, les cigognes à leur retour, retrouvaient leur nid, comme cela était le cas sur plusieurs toits des constructions à Lkhmiçaate.
Le mari de ma grande sœur aujourd’hui décédée,[12] s’occupait bien du jardin.
Il est originaire de Tagziirte,[13] non loin de Bnii Mllaal.[14] 
C’est à l’époque où il était à Tagziirte que mon père a épousé une fille originaire de Rbaate, qui n’avait pas encore dix-sept ans.[15]
C’était en 1953, parait-il.
J’avais à peine trois ans lorsque cette belle-mère  est arrivée parmi nous, et que ma mère a été divorcée.
Celui qui allait devenir l’époux de ma soeur était un jeune adolescent quand il avait commencé à faire certaines courses pour mon père, avant que celui-ci ne soit muté à Tafraawte.[16]
Son père était mort, et le mien avait décidé de le garder avec nous en le chargeant de travaux divers.
Sa mère[17] ne s’y était pas opposée.
L’adolescent s’était montré travailleur, attachant et intelligent.
À Taroudaanete,[18] il avait une épicerie où j’aimais l’accompagner parfois et rester jusqu’à ce qu’il me ramène sur son vélo vert dont je me souviens encore.
C’est à Rbaate je crois qu’il avait épousé ma sœur.
Je ne me souviens d’aucune célébration de ce mariage.
À Lkhmiiçaate, tous deux étaient très occupés par des travaux à la maison.
Depuis Taroudaanete, mon beau-frère n’avait plus d’épicerie.
Dans la partie du jardin derrière la maison, il avait transformé certaines constructions pour en faire une étable pour trois vaches  et aussi une basse-cour.
Tôt le matin, ma sœur s’occupait de traire les vaches.
Je l’accompagnais parfois.
J’aimais assister à cette activité, et plus particulièrement au moment où elle permettait aux veaux de téter.
Il m’arrivait d’emmener ensuite les vaches au berger qui attendait, non loin de la maison, dans une petite forêt d’eucalyptus,[19] et d’aller les récupérer en fin de journée pour les ramener à la maison.
La forêt donnait aussi sur la fin du boulevard de la route Rbaate-Mknaas.[20]
Le boulevard principal de Lkhmiçaate.
On le voit de l’établissement scolaire Mouçaa ben Noçaïyr[21].
Cet établissement est devenu un lycée.
À l’époque, il servait comme école primaire et collège avec internat.
Au départ, le colonialisme français l’avait baptisé école Franco-Musulmane.
J’allais à l’école dans cet établissement.
Deux de mes sœurs y étaient également scolarisées, ainsi que le fils de « tante Mbarka L‘arja », une parente aujourd’hui décédée.
Ce fils a été ramené de Rbaate pour être « surveillé » par mon père afin de poursuivre sa scolarité.
Il épousera plus tard ma sœur, de deux ans mon aînée.[22]
Dans la forêt d’eucalyptus, il y avait aussi une église, transformée par la suite en « locaux administratifs ».
Nous l’appelions « lmrbbou dnçaraa ».[23]
 La prison est un peu en retrait de cette forêt, près de la route qui mène au cimetière dit « siidii Ghriib »[24] et pas loin de huttes[25], habitations de forces auxiliaires dites de l’ordre[26]composées de marocains et mises en place par le colonialisme français.
Au milieu de ces habitations, une hutte servait d’école coranique.
Je la fréquentais en dehors des cours à l’école primaire.
Ainsi que deux de mes frères.
L’un des fils de l’enseignant[27] de cette école coranique est devenu médecin.
À l’époque, son père n’hésitait pas à lui infliger des châtiments corporels[28] plus durs que celles que subissaient les autres élèves.[29]
Lorsque le fils arrivait à prendre la fuite, nous étions chargés de lui courir après dans la forêt et de le ramener pour la sanction à laquelle il ne devait pas se soustraire.
Ce traitement n’avait aucun effet sur le comportement du fils, profondément allergique à « l’autorité » de son père.
Il n’avait pas d’effet non plus sur notre amitié qui était au dessus des agissements de l’enseignant.
Vers l’été, les petits moineaux qui essayaient de voler tombaient des nids et nous étions plusieurs à leur courir après dans la forêt pour les rattraper, sans aller toutefois jusqu’à ‘Iine Lkhmiis[30]qui semblait loin et marquait une sorte de limite à ne pas atteindre.
C’était en 1960 à Lkhmiçaate que j’avais appris le tremblement de terre qui a détruit la ville d’Agadir.
À l’école, nous avions reçu des enfants sinistrés de cette ville.
C’était à cette époque également que j’ai commencé à jouer au football et à aller voir des matchs de l’Ittihaad Zmmouri[31] de Lkhmiiçaate[32]dont le père de mon ami Mjidou[33] était le président.
J’allais voir aussi parfois courir les chevaux au champ de course, juste derrière la maison.
Ce champ a été transformé en lotissement de la laideur pour des habitations où les magouilles et les spéculations avaient, encore une fois, battu tous les records.
C’était encore en 1960 que mon beau-frère et ma sœur avaient eu leur premier fils[34]et avaient décidé de quitter la maison pour louer une habitation.
Au départ, ils avaient été hébergés par un couple, aujourd’hui décédé.
Le mari était chauffeur de taxi.
Mon beau-frère avait commencé à faire le même travail.[35]
J’allais les voir dès que je pouvais.
Lkhmiiçaate n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres à peine de Tiddaas,[36] un bourg aux environs duquel ma mère était installée avec son deuxième époux.[37]
Ma mère pouvait venir nous voir.
C’étaient les premières visites dont je me souviens.
Il m’arrivait de mettre ma tête sur ses genoux.
Elle me grattait et me caressait les cheveux.
Je ne savais pas comment me comporter avec elle.
Elle parlait peu, presque à voix basse.
Comme si elle parlait à elle-même.
Elle fuyait les regards comme si sa présence était gênante.
Elle mangeait à peine.
Nous nous observions discrètement, mais intensément.
Elle gardait une sorte de sourire mélancolique.
Aujourd’hui, une émotion particulière m’étreint lorsque je pense à elle et parfois, les picotements de mes yeux annoncent les larmes qui parlent de sa place dans mon cœur.[38]
Avant sa mutation à Mknaas, à la fin de mon cycle élémentaire à l’établissement scolaire, mon père[39] avait décidé de me laisser à l’internat, « pour ne pas perturber mes études ».
En réalité, le responsable de l’établissement, ami d’enfance de mon père et autrefois, comme lui, agent subalterne[40]dans l’administration mise en place par le colonialisme français, avait jugé bon de me faire « profiter » de ce régime pour une « bonne scolarité ».
Ce régime ne me déplaisait pas car j’avais beaucoup d’amis et je jouais au football tout ce que je pouvais.
Et ma soeur de deux ans mon aînée ?
Et le chocolat aux noisettes ?
Pendant un certain temps, cette soeur tenait à se rendre à l’épicerie sur le boulevard principal, pour certaines courses.
Cette épicerie était tenue par un couple de français.
Monsieur et madame Lardeau je crois.
Elle s’y rendait avec un petit carnet sur lequel le mari, ou son épouse, notait ce que ma soeur prenait, et mon père payait à la fin de chaque mois.
Pendant un mois, celle soeur s’y était rendu assez souvent et au moment de payer, mon père était étonné par le nombre de tablettes de chocolat aux noisettes achetées.
Il avait donc compris que chaque fois que ma soeur allait aux courses dans cette épicerie, elle s’offrait du chocolat aux noisettes.
Á aucun moment ma soeur ne s’était préoccupée du fait que cela allait être noté sur le carnet et qu’elle devait s’en expliquer.
Elle aimait le chocolat aux noisettes,[41] et ne s’en privait pas.
Pendant un certain temps, elle s’était réfugiée dans la dénégation, mais avait fini par se faire au surnom dont nous l’avions affublé, qui n’était autre que « chocolat aux noisettes ».
Du temps a succédé au temps.
Des récoltes à d’autres récoltes.
Les années se sont écoulées.
Par la miséricorde d’Allaah, je suis grand-père.
La marche continue.
J’invoque Allaah pour qu’Il m’éclaire et me guide dans ce qui reste de cette marche.
Pour qu’Il fasse que je sois parmi ceux et celles qui suivent Sa Voie, la bonne Voie pour mériter d’être cette âme sereine dont Il dit :
« Ô âme sereine. Retourne à ton Seigneur satisfaite et donnant satisfaction.[42] Entre parmi Mes serviteurs. Et entre dans Mon Paradis ».[43]
  
BOUAZZA



[1] Trois filles et deux garçons.
[2] Notre mère a été la deuxième épouse de mon père qui a eu avec elle cinq enfants.
[3] Khémisset.
[4] C’était en 1960 je crois, selon le calendrier dit grégorien.
[5] Le ʺrʺ roulé, Rabat.
[6] Le ʺrʺ roulé, Zemmour.
[7] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite ″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[8]  Le ʺrʺ roulé, Ras El Ma.
[9] Le ʺrʺ roulé, Ifrane.
[10] Chîne montagneuse.
[11] Ses patrons sont allés jusqu’à faire de lui un ʺélu parlementaireʺ.
Retraité, il s’est mis à écrire et à publier quelques livres que j’ai lus, en écrivant au sujet de l’un d’eux au sujet des Berbères, qu’il se rattache avec ferveur à ce qu’il appelle ʺla Civilisation Amazighʺ, en cultivant, à sa manière, l’esprit de l’épopée et la vision en grand.
Son écrit, est une chevauchée à bride abattue à travers le temps et l’espace, pour traiter, au galop, de l’Amazighité.
Une sorte de course effrénée, tourbillonnante, époustouflante, haletante, passant en revue, à un rythme vertigineux, des événements qui ont jalonné, qui jalonnent l’histoire de l’Afrique (Maroc, Maghreb, et autres), depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, et donnant une infinité de références à provoquer le tournis, pour exalter Imazighen, Tamazighte, Taqbiilte, Tamazgha, et autres.
[12] Elle est morte en 1970, à l’âge de 28 ans.
[13] Le ʺrʺ roulé, Tagzirte.
[14] Beni Mellal.
[15] Aujourd’hui, elle a plus de 80 ans, et a eu avec mon père huit enfants : cinq garçons et trois filles, mes frères et soeurs (deux frères sont décédés, l’un le dimanche 30 octobre 2016, et l’autre le vendredi 30 novembre de la même année).
[16] Le ʺrʺ roulé, Tafraout.
[17] Décédée de puis quelques années maintenant.
[18] Le ʺrʺ roulé, Taroudant.
[19] Elle n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même.
[20] Meknès.
[21] Le ʺrʺ roulé, Moussa Ibn Nouçaïr.
[22] Leur fils aîné, mon neveu, aujourd’hui enseignant universitaire, journaliste, et auteur de deux livres sur le roi du Maroc, vient souvent en France, et ne manque pas de me rendre visite.
[23] Le ʺrʺ roulé, le marabout des Nazaréens, des français.
[24] Le ʺrʺ roulé, sidi Ghrib.
Littéralement ʺmonsieur l’étrangerʺ, par référence à un pieux personnage qui s’était installé à Lkhmiçaate dans le passé, bien avant l’arrivée du colonialisme.
[25] Nouayl, pluriel de nouala, remplacées plus tard par des habitations en dur.
[26] Mkhaazniyaa, pluriel de mkhznii.
[27] Fqqiih, faqiih.
[28] Pratiqués dans différents établissements scolaires.
[29] Mes frères et moi étions épargnés car l’enseignant n’osait pas corriger les enfants d’une ʺpersonnalitéʺ.
[30] La source de jeudi.
[31] Le ʺrʺ roulé.
[32] I.Z.K. Ittihad Zemmouri de Khémisset, ittihaad ignifie union.
[33] ‘Abd Almajiid.
[34] Devenu joueur de l’I.Z.K.
[35] Il est toujours à Lkhmiiçaate, et a pratiquement le même âge que ma belle-mère.
[36] Tiddas, Tedders.
[37] Il est décédé en 1995 je crois.
Ensemble, ils ont eu quatre enfants : trois filles et un garçon, mes soeurs et mon frère.
[38] Elle est morte le samedi 28 juin 2008, à l’âge de 80 ans.
[39] Aujourd’hui décédé.
Il est mort le samedi 4 octobre 2008, à l’âge de 86 ans.
[40] Par la suite, il était devenu ʺélu parlementaireʺ et ʺprésident du conseil municipalʺ de Lkhmiiçaate.
[41] Elle l’aime toujours et ne s’en prive pas : une enfant de plus de 70 ans.
[42] Raadiya mardiya (les r roulés).
[43] Alqoraane (Le Coran), sourate 89 (chapitre 89), Alfajr (le r roulé), L’Aube, aayate 27 à aayate 30 (verset 27 au verset 30).
Je reprends beaucoup de ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com

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