dimanche 2 juin 2019

MON FRÈRE ‘ABD ARRAHMAANE


Je pense à mon frère ‘abd Arrahmaane.[1]
Il est mon cadet de deux ans.
Lorsque j’ai eu le baccalauréat en 1969,[2] je devais entreprendre des études universitaires à Rabat.[3]
Le climat humide de cette ville auquel j’étais allergique, me causait des crises d’asthme.
L’ENS[4] étant dans cette ville, comme toutes les autres facultés à l’époque,[5] je ne pouvais pas y rester.
Mon père, en accord avec mon frère aîné qui venait de retourner au Maroc après des études universitaires en France, a pris la décision de m’envoyer dans ce pays pour étudier.
J’ai donc quitté la Maroc.[6]
Et c’est aujourd’hui, un demi siècle après que je me demande subitement, comment mon frère ‘abd Arrahmaane[7] a vécu cet événement ?
Comme un abandon ?
Voulait-il à tout prix me rejoindre ?
Après mon départ, il a cessé de fréquenter l’établissement scolaire, et a demandé à mon père de l’envoyer travailler en France.
Il n’avit pas encore dix-huit ans.
Mon père, haut fonctionnaire, n’avait aucun mal à lui procurer un passeport avec une fausse date de naissance qui faisait de lui un jeune majeur,[8] afin de l’envoyer en région parisienne, trimer à Sochaux, sur la chaîne de fabrication de voitures.
Il lui avait demandé de prélever sur son salaire une certaine somme, et de me l’envoyer car je n’avais pas de bourse d’études.[9]
C’est ainsi que mon frère ‘abd Arrahmaane s’est trouvé en région parisienne
Moi j’étais inscrit dans une Université du Sud-Est, à presque 600 kilomètres de la capitale de Paris.
Je voyais mon frère quand je pouvais.
J’ai refusé de rentrer dans la combine de notre père.
Je découvrais les horreurs du travail à la chaîne, et ce que subissait mon frère cadet.
J’ai quitté le Sud-Est en m’inscrivant à l’Université de Paris VIII.[10]
C’est une Université qui était ouverte aux non-bacheliers, aux ouvriers, aux salariés comme mon frère ‘abd Arrahmaane.
Après un certain temps, je l’ai inscrit.
Mais compte tenu de sa situation d’ouvrier à la chaîne, il avait du mal à entreprendre des études.
Je le voyais peu.
Marié en 1973 avec une étudiante que j’ai connue dans le Sud-Est, je me suis installé avec elle en région parisienne, dans la commune où elle a eu un poste d’institutrice.
Je pensais souvent que mon frère ‘abd Arrahmaane serait mieux au Maroc.
J’ai donc tout fait pour le convaincre de retourner au pays.
Il l’a fait en 1974 je crois.
Aujourd’hui, je pense subitement qu’il a dû sentir mon attitude comme un désir de l’éloigner de moi, alors que je voulais bien faire.
Est-ce ainsi qu’il a vécu cet événement ?
En 1977, je suis rentré au Maroc avec mon épouse et notre premier enfant, né en 1975.
Au Maroc, en 1978, nous avons eu un deuxième fils.
En 1981, nous avons quitté ce pays pour retourner en France.[11]
Mon frère ‘abd Arrahmaane ne m’a pratiquement jamais contacté, malgré mes diverses tentatives de le pousser à garder le contact avec moi,.
Il s’est beaucoup éloigné.
A-t-il considéré que je l’ai encore abandonné en retournant m’installer en France ?
Je pense subitement à tout cela aujourd’hui, et je ne peux que me poser des questions.
Dernièrement, je lui ai téléphoné mais, encore une fois, il est resté distant et ne disait pratiquement rien.
Depuis quelques années, il est grand-père comme moi.
Au crépuscule de mon parcours, je mesure que mon incompréhension dans beaucoup de domaines est grande.
J’avance dans l’impermanence d’ici-bas, vers la permanence de l’au-delà.
Des épreuves m’accompagnent à travers le temps et l’espace.
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Larmes.
Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée, comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »
Qu’Allaah déverse sur moi Sa miséricorde.[12]
  
BOUAZZA



Sur cette photo, prise peut-être en 1954 (selon le calendrier dit grégorien), avant l’indépendance dans l’interdépendanceoctroyée au Maroc par le système colonialo-impérialo-sioniste en 1956, khttii Malika, la troisième épouse de mon père, sous un abricotier du jardin de la maison que nous occupions à Tafraoute (le r roulé), au Sud du Maroc.
Je me tiens debout à sa gauche.
Elle porte mon frère ‘abd Arrahmaane, et elle est enceinte de son premier enfant, son fils aîné.
[1] Le serviteur du Clément.
Les Français ont transcrit par Abderramane.
La première lettre du prénom ‘abd Arrahmaane,  c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français, et non la lettre A (qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule).
[2] Selon le calendrier dit grégorien.
[3] Arribaate (le ʺrʺroulé).
[4] L’École Normale Supérieure.
[5] Les Universités n’existaient pas partout comme c’est le cas aujourd’hui.
[6] Lmghrib, Almaghrib (le ʺrʺroulé).
[7] (le ʺrʺroulé).
[8] À l’époque, la majorité en France était fixée à 21 ans.
[9] Par la suite j’ai obtenu une bourse.
[10] Vincennes.
[11] Et c’est toujours en France que nous sommes installés.
[12] Driss Chraïbi, l’Homme du Livre, Balland-Eddif (Eddif, Maroc, 1994, Balland, France, 1995), p. 85.
Driis chraaïbii (le ʺrʺroulé).
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com

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