Je
pense à mon frère ‘abd Arrahmaane.[1]
Il
est mon cadet de deux ans.
Lorsque
j’ai eu le baccalauréat en 1969,[2] je
devais entreprendre des études universitaires à Rabat.[3]
Le
climat humide de cette ville auquel j’étais allergique, me causait des crises
d’asthme.
L’ENS[4] étant
dans cette ville, comme toutes les autres facultés à l’époque,[5] je ne
pouvais pas y rester.
Mon
père, en accord avec mon frère aîné qui venait de retourner au Maroc après des
études universitaires en France, a pris la décision de m’envoyer dans ce pays
pour étudier.
J’ai
donc quitté la Maroc.[6]
Et
c’est aujourd’hui, un demi siècle après que je me demande subitement, comment
mon frère ‘abd Arrahmaane[7] a vécu cet
événement ?
Comme
un abandon ?
Voulait-il
à tout prix me rejoindre ?
Après
mon départ, il a cessé de fréquenter l’établissement scolaire, et a demandé à
mon père de l’envoyer travailler en France.
Il n’avit
pas encore dix-huit ans.
Mon
père, haut fonctionnaire, n’avait aucun mal à lui procurer un passeport avec
une fausse date de naissance qui faisait de lui un jeune majeur,[8] afin de
l’envoyer en région parisienne, trimer à Sochaux, sur la chaîne de fabrication
de voitures.
Il
lui avait demandé de prélever sur son salaire une certaine somme, et de me
l’envoyer car je n’avais pas de bourse d’études.[9]
C’est
ainsi que mon frère ‘abd Arrahmaane s’est trouvé en région parisienne
Moi
j’étais inscrit dans une Université du Sud-Est, à presque 600 kilomètres de la
capitale de Paris.
Je
voyais mon frère quand je pouvais.
J’ai
refusé de rentrer dans la combine de notre père.
Je
découvrais les horreurs du travail à la chaîne, et ce que subissait mon frère
cadet.
J’ai
quitté le Sud-Est en m’inscrivant à l’Université de Paris VIII.[10]
C’est
une Université qui était ouverte aux non-bacheliers, aux ouvriers, aux salariés
comme mon frère ‘abd Arrahmaane.
Après
un certain temps, je l’ai inscrit.
Mais
compte tenu de sa situation d’ouvrier à la chaîne, il avait du mal à entreprendre
des études.
Je
le voyais peu.
Marié
en 1973 avec une étudiante que j’ai connue dans le Sud-Est, je me suis installé
avec elle en région parisienne, dans la commune où elle a eu un poste
d’institutrice.
Je
pensais souvent que mon frère ‘abd Arrahmaane serait mieux au Maroc.
J’ai
donc tout fait pour le convaincre de retourner au pays.
Il l’a
fait en 1974 je crois.
Aujourd’hui,
je pense subitement qu’il a dû sentir mon attitude comme un désir de l’éloigner
de moi, alors que je voulais bien faire.
Est-ce
ainsi qu’il a vécu cet événement ?
En
1977, je suis rentré au Maroc avec mon épouse et notre premier enfant, né en
1975.
Au
Maroc, en 1978, nous avons eu un deuxième fils.
En
1981, nous avons quitté ce pays pour retourner en France.[11]
Mon
frère ‘abd Arrahmaane ne m’a pratiquement jamais contacté, malgré mes
diverses tentatives de le pousser à garder le contact avec moi,.
Il
s’est beaucoup éloigné.
A-t-il
considéré que je l’ai encore abandonné en retournant m’installer en
France ?
Je
pense subitement à tout cela aujourd’hui, et je ne peux que me poser des
questions.
Dernièrement,
je lui ai téléphoné mais, encore une fois, il est resté distant et ne disait
pratiquement rien.
Depuis
quelques années, il est grand-père comme moi.
Au
crépuscule de mon parcours, je mesure que mon incompréhension dans beaucoup de domaines
est grande.
J’avance dans l’impermanence d’ici-bas, vers la permanence
de l’au-delà.
Des épreuves m’accompagnent à travers le temps et l’espace.
Flots
de pensées.
Averses
d’images.
Afflux
de sensations.
Larmes.
Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée,
comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu
ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »
Qu’Allaah déverse sur moi Sa miséricorde.[12]
BOUAZZA
Sur cette photo, prise peut-être en 1954 (selon le
calendrier dit grégorien), avant ″l’indépendance
dans l’interdépendance″
octroyée au Maroc par le système
colonialo-impérialo-sioniste en 1956, khttii Malika, la troisième épouse de mon
père, sous un abricotier du jardin de la maison que nous occupions à Tafraoute
(le ″r″ roulé), au Sud du
Maroc.
Je me tiens debout à sa gauche.
Elle porte mon frère ‘abd Arrahmaane, et elle est
enceinte de son premier enfant, son fils aîné.
[1]
Le serviteur du Clément.
Les Français ont transcrit par Abderramane.
La
première lettre du prénom ‘abd Arrahmaane,
c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français, et
non la lettre A (qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule).
[2]
Selon le calendrier dit grégorien.
[3]
Arribaate (le ʺrʺroulé).
[4]
L’École Normale Supérieure.
[5]
Les Universités n’existaient pas partout comme c’est le cas aujourd’hui.
[6]
Lmghrib, Almaghrib (le ʺrʺroulé).
[7]
(le ʺrʺroulé).
[8]
À l’époque, la majorité en France était fixée à 21 ans.
[9]
Par la suite j’ai obtenu une bourse.
[10]
Vincennes.
[11]
Et c’est toujours en France que nous sommes installés.
[12] Driss
Chraïbi, l’Homme du Livre, Balland-Eddif (Eddif, Maroc, 1994, Balland,
France, 1995), p. 85.
Driis chraaïbii (le ʺrʺroulé).
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com
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