Elle
est confinée depuis quelques semaines, en raison de l’épidémie du coronavirus.[1]
Comme
le reste de la population, elle doit rester chez elle.
Si
elle veut quitter son domicile, elle doit avoir une justification.
Chez
elle, elle utilise beaucoup une petite pièce.
Mais
c’est incroyable ce qu’elle est spacieuse.
Dans
cet espace réduit, les souvenirs qui jaillissent ne sont jamais à l’étroit.
La
petite pièce peut en accueillir à l’infini.
Quelques
souvenirs sont racontés au smartphone,[2] et
diffusés :
J’ai
connu dame Oclès.
J’étais
encore jeune.
Elle
m’impressionnait et j’avais peur de me trouver seule avec elle.
Je
ne me souviens plus de ce que je faisais dehors, la nuit, lorsque je suis tombé
sur elle.
Au
tournant d’une rue.
Elle
me visait et ses pets, comme des tirs de flingue, ont failli m’atteindre.
J’ai
dû faire appel à toute ma souplesse ancestrale, pas la gauloise, l’autre, pour
les semer.
En
les semant, ils poussaient instantanément, et dame Oclès se réapprovisionnait
comme elle voulait et continuait ses tirs.
À la
gare ferroviaire, j’ai eu du répit.
Une
voix d’hôtesse de l’air ménopausée annonçait le départ immédiat du TGV au quai
IVG,[3] comme
avortement.
Mon
coup a avorté d’ailleurs puisque j’ai raté le train.
Je
ne suis pas de celles qui le prennent en marche.
Le
prochain départ était annoncé au quai C comme chébran.[4]
En
passant devant la salle d’attente une nasseco[5] aux
yeux de look-homme[6] s’est tout de suite
inquiétée :
-
T’as paniqué ?
- Bien
sûr j’ai pas niqué, pour qui tu me prends ?
En
racontant ma nuit à l’éducateur en détention, il a demandé que je sois autorisée
à le retrouver à la bibliothèque.
Lorsque
je l’ai retrouvé, il m’a tendu un dictionnaire Larousse :
- Cherche
Damoclès et lis ce qui est écrit.
Au
bout d’un certain temps et de pas mal de remue-méninges, j’ai fini par faire
semblant de croire que le dictionnaire Larousse n’est pas de la même téci[7] que
la rousse du tribunal[8] qui a
décidé de m’envoyer en prison.
J’ai
donc accepté la coexistence pacifique avec Larousse.
C’est,
comme ne dirait pas l’autre, mon esprit de taule-errance.[9]
Puis,
au bout d’un autre temps, peut-être plus long, j’ai fini par trouver ce que
l’éducateur m’a demandé :
-
« Damoclès, familier du tyran de Syracuse, Denys l’Ancien (IVème s. av.
J.C.).
Je
me suis arrêtée de lire.
De
ce qui est entre parenthèses, je n’ai compris que J.C,[10]
Jacques Chirac.
Je
l’ai dit à l’éducateur :
-
T’arrêtes de faire la conne, et continues de lire.
-
Pour lui faire comprendre combien le bonheur des rois est fragile, Denys, au
cours d’un banquet, fit suspendre au dessus de la tête de Damoclès, une lourde
épée attachée à un crin de cheval ».
- Bravo,
tu vois, quand tu veux, tu peux.
Ou
comme dirait ton copain J.C. « quand on veute, on peute ».
Tu
piges maintenant pourquoi la juge, la rousse, qui n’a rien à voir avec le
dictionnaire, t’a parlé de l’épée de Damoclès ?
C’est
pour que tu te mettes bien dans ce qui te sert de crâne, que t’es mal barrée et
qu’à la moindre connerie, t’en auras encore sur la gueule.
Et
tu sais très bien qu’avec la rousse du tribunal, ça ne rigole pas.
Pas
parce qu’elle a horreur des jeunes filles délinquantes comme toi, ou qu’elle se
permet certains écarts bien connus, mais tout simplement parce qu’elle applique
ce que sa position lui permet d’appliquer.
L’Etat
de Droit, tu connais ?
-
Les tas de droits, la mission d’intérêt général, les pets de dame Oclès, c’est
ouf.[11]
Mon
rire et celui de l’éducateur qui ont ce jour-là secoué les murs de la prison,
sont aujourd’hui dans le livre des records.
Quelques
jours plus tard, il s’est passé ceci :
Au
parloir, dame Oclès est venue rendre visite à son fils emprisonné.
Au
bout d’un moment, elle a entonné un chant.
Ce
chant a été entendu par tous les détenus ainsi que par les corbeaux et les
mouettes, en grand nombre, qui viennent se nourrir de ce que les prisonniers
leur « transmettent » à travers les barreaux.
Des
détenus ont précisé que ces corbeaux et ces mouettes ont repris en chœur dans
le ciel, ce chant inoublié.
Moi
je les crois.
L’éducateur
aussi.
Les
années ont succédé aux années.
J’ai
grandi, j’ai fondé une famille.
Mon
époux est mort dans un accident de travail.
Mes
enfants sont partis.
Au
téléphone, mes petits-enfants me chantent le chant de dame Oclès.
Subitement,
elle a « changé » de sujet, et a eu envie, comme jamais auparavant, de
transmettre la recette de cuisine du « poulet
aux aubergines » :[12]
Tu prends des aubergines, tu les laves, tu coupes la queue,
tu les partages en deux avec minutie, et tu les mets dans l’eau salée.
Après, tu les épluches dans le sens de la longueur, en
gardant à intervalles égaux, des parties de deux centimètres avec leur peau
(c’est peut-être chiant, mais n’oublie pas que ta mère l’a fait mille et une
fois avec amour).
Tu coupes en rondelles de deux centimètres d’épaisseur.
Tu étales sur un plat.
Tu saupoudres de sel fin au fur et à mesure afin qu’elles
ne noircissent pas.
Tu fais frire à l’huile d’olive bouillante.
Tu fais frire des deux côtés.
Tu laisses égoutter.
Le poulet, tu le coupes, tu places les morceaux dans une
cocotte avec tout ce qu’il faut : safran, gingembre, poivre, sel,
coriandre, huile et deux verres d’eau.
Cuisson a feu doux.
Toute une vie s’il le faut.
Laisser le temps au temps, comme
disait l’autre.[13]
En cours de cuisson, tu ajoutes un peu d’eau si nécessaire.
Lorsque c’est cuit, tu mets dans un plat avec la sauce
autour.
Les aubergines sont au dessus du poulet.
Tu sers chaud.
Au
moment de manger, n’oublie pas de partager ce délice, d’être reconnaissant pour
les bienfaits infinis qui te sont offerts et de penser à ta mère qui sait
mettre les saveurs de l’amour dans chaque plat et sans laquelle les « recettes
de cuisine » ne valent rien.
Elle
s’est arrêtée d’enregistrer, s’est mise à fredonner le chant de dame Oclès,
puis à pleurer.[14]
BOU’AZZA
[1] Covid 19.
[2] Téléphone mobile doté de
diverse fonctionnalités (ordinateur, internet, appareil photo, et autres).
[3] Interruption Volontaire de
Grossesse.
[4] Branché.
[5] Connasse.
[6] Loukoume.
[7] Cité.
[8] La juge.
[9] La tolérance.
[10]
Jacques Chirac, président de la république française de 1995 à 2007 (né en
1932, mort en 2019, selon le calendrier dit grégorien.
[11] C’est fou.
[12] Latifa Bennani-Smires, la
cuisine Marocaine, Casablanca (Maroc), Almadariss, 1983, P. 103.
[13] Pour
ne pas admettre que rien n’a changé avec la gauche au pouvoir et que la gauche
et la droite c’est bonnet blanc et blanc bonnet, François Mitterrand, président
de gauche de la République française de 1981 à 1995 (selon le calendrier dit
grégorien) aimait répéter avec ses fans du parti socialiste qu’ ʺil faut
laisser le temps au tempsʺ.
Ils
prenaient des airs ʺinspirésʺ pour parler du ʺtemps des cerisesʺ, une chanson
de 1866 qu’ils cherchaient à faire passer pour une chanson de ʺgaucheʺ de 1871,
année du soulèvement populaire dit ʺCommune de Parisʺ.
La
gauche ─ comme toutes les autres composantes de l’échiquier politique ─ n’est
pas à une tromperie près.
[14] Texte daté de 2003, selon
le calendrier dit grégorien, à partir
d’écrits antérieurs, un peu adapté aujourd’hui.
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