Début
des années soixante.[1]
Au
milieu de l'herbe, des coquelicots et des marguerites qui couvrent le champ
derrière la maison, les enfants sont à peine visibles.
Les
rires fusent.
Ils
sont presque tous là :
Autour
du champ, de splendides eucalyptus couvrent de leur ombrage la piste
qu'empruntent les chevaux.
Les
enfants aiment se retrouver là, faire le plein des couleurs et des parfums,
courir, passer au milieu de nuées d’oiseaux, faire voler les cigognes qui se
donnent rendez-vous ici en grand nombre pour manger des limaçons,[9] s'approcher des vaches,
s'allonger sous le ciel et contempler l'infinie limpidité.
Elle
n'admet pas qu'elles soient dérangées.
Maisons
qui étaient habitées par des familles de France,[12] avant
« l’indépendance dans l’interdépendance ».[13]
Certaines
le sont encore.
Un
jour, une petite cigogne est tombée de son nid.
Taghbaloute
n'a pas hésité à monter sur le toit en pente pour la remettre à sa place.
Et
depuis, elle est convaincue d'être l'amie préférée des cigognes.
Ce
dimanche après-midi, une course de chevaux est prévue.
Les
enfants connaissent et aiment bien ‘ali Oubiqqiich, l'un des participants.
Ils
viennent parfois l'encourager et il lui arrive de les enchanter.
Mais
aujourd'hui, Taghbaloute et Amalou ne vont pas le voir.
Ils
vont se rendre au stade, dans la belle Peugeot 203 noire du père de Mjidou[16] et Maliika, pour
assister au match de football.
C'est
le début de l'après-midi.
Pour
Amalou et Taghbaloute comme pour les autres personnes qui viennent au stade,
les vedettes sont le gardien des buts Znnaatii, les défenseurs Mikho et Qazana,
puis l'avant-centre ‘abd Alghafour.[17]
La
bagarre fait partie intégrante des rencontres sportives.
Pas
seulement des rencontres sportives d'ailleurs.
Les
vedettes savent faire quelques prouesses avec le ballon, mais poussent
l'enthousiasme du public jusqu'à l'extase en ayant surtout recours aux coups de
poing.
À
la mi-temps, le score est de un but à zéro en faveur de Lkhmiiçaate, dans un
match qui l'oppose à une équipe de Faas.[18]
Chaque
fois qu'il est question d'une équipe de Faas, le public Zmmourii[19]
est en transe. Généralement, avant la fin de la première partie de jeu, les
portes s'ouvrent pour permettre l'accès gratuit au stade.
Il
leur arrive par moments d'oublier qu'ils sont sur un arbre et qu'ils ne sont
pas entièrement libres de leurs mouvements.
Cela
provoque certaines chutes qui ne sont pas toujours bénignes.
La
nouvelle parvient presque aussitôt au stade qui est alors déserté parce que
tout le monde veut porter secours aux victimes de la passion du sport.
Lorsque
l'équipe de Lkhmiiçaate n'est pas en très grande forme, les portes s'ouvrent
dès le premier quart d'heure de jeu afin que les encouragements du public,
renforcé par l'ardeur des sans sous, insufflent aux joueurs plus de désir de
vaincre et plus de volonté de puissance.
Le
stade de Lkhmiiçaate est entouré par un mur pas très élevé, surveillé par
lmkhaznia[22],
forces dites de l'ordre, sur leurs chevaux, afin d'en faire le tour sans arrêt
et tenter ainsi d'empêcher les sans sous qui ne veulent pas attendre
l'ouverture des portes, de l'escalader.
Il
n'y a pas de tribunes.
Autour
du terrain de jeu proprement dit, des petites barrières séparent les joueurs
des spectateurs.
Mais
elles n'empêchent nullement les admirateurs de les enjamber pour aller donner
un coup de main à leurs vedettes.
Lmkhaznia
interviennent alors, puis, grâce à de gros bâtons et à la crainte qu'inspirent
les chevaux fonçant à bride abattue, ils arrivent à stopper pour un temps,
l'élan de solidarité.
L'équipe
de Faas vient d'égaliser.
Znnaatii
et Mikho s'échangent des coups, l'un accusant l'autre d'être responsable de
l'erreur, cause du but.
Des
joueurs retiennent Qazana qui veut s'attaquer à l'arbitre.
‘abd
Alghafour court pour attraper le buteur.
Un
spectateur crie :
-
Ce sont des agneaux.
-
Lorsque ton équipe viendra jouer chez nous, nous en ferons une bstila et aaah
...
Il
n'a guère eu le temps de finir sa phrase.
Un
tireur d'élite lui a envoyé une pierre au genou et il s'est effondré en
hurlant.
-
Drôle de manière de faire une bstila, enchaîne un troisième spectateur.
Un
autre demande :
-
C'est quoi une bstila ?[26]
Un
chant est improvisé, repris par les supporters de l'I.Z.K. à partir des thèmes
de chwaa, boulfaaf et bstila.
Des
femmes, dont les mères de quelques joueurs, lancent des zghariites.[27]
Amalou
et Taghbaloute participent comme ils peuvent à la fête.
Le
match continue.
Coup de sifflet de l'arbitre.
Qazana
vient de rater le ballon, mais pas le ventre du joueur.
Penalty
pour l'équipe de Faa.
Silence.
Un
silence lourd, entrecoupé par le hennissement de quelques chevaux.
Znnaatii
n'a même pas eu le temps de bouger.
C'est
un but.
Lkhmiiçaate
perd.
D'une
seule voix, le public hurle :
-Brûlons
l'arbitre.
Lmkhaznia
surveillent les barrières.
Le
père de Mjidou, et Khaalf,[28] un autre responsable de
l'équipe, font des signes pour calmer les supporters.
La
mère de Znnaatii s'est évanouie.
Trois
coups de sifflet.
Fin
du match.
Lkhmiiçaate
gagnera la prochaine fois.
Ine
chaa-e Allaah.[29]
En
attendant, les insultes pleuvent.
Les
pierres aussi.
L'arbitre
avance vers les barrières.
Va-t-il
s'offrir en sacrifice à la foule déchaînée ?
Il
s'adresse au public en Tamazighte.
C'est
le miracle.
Il
est Zmmourii.
C'est
donc un bon arbitre.
Décidément,
Faas a encore lbaraka[31]
Pour
qui s'intéresse à certaines analyses de la psychologie dite de masse, il y a
là, assurément, matière à discourir sur les mille et une manières d'atteindre
ce que le dahir de 1930[32]
a voulu imposer.
Amalou
et Taghbaloute regagnent la maison, rassasiés d'émotions.
Et
la nuit, dans la chambre où ils dorment, ils se racontent des songes.
BOU’AZZA
[1]
Selon le calendrier dit grégorien.
[2]
Ould.
[3]
Wld Lqaadii : fils de magistrat.
[4]
La première lettre du prénom ‘abd Allaah c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe
pas dans l’alphabet français et non la lettre a qui n’est donc pas écrite ici
en lettre majuscule.
[5]
Oulaad khaaltii Hddaa : les fils de tante Hddaa dont le mari, résistant, a
été tué par les forces de l’occupation colonialiste de France.
[6]
Ould Lqaayd, fild de caïd, fils d’un agent de l’Etat.
[7]
La source en tamazighte (berbère).
[8]
L’ombre en tamazighte (en berbère).
[9]
Bou’boula.
[10]
C’est la soeur d’Amalou.
[11]
Khémisset.
[12]
Liées au colonialisme, crime contre l’humanité.
[13]
Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est
traduit dans les colonies par la multiplication des "États"
supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de
servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces
"États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la
tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge,
le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture,
l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au
Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite
″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat
moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le
sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[14]
Le ʺrʺ roulé, instrument fait d’une roue de bois et de peau
tendue (tambourin).
[15]
Tamazighte : la langue des Imaazighn (Berbères).
[16]
‘abd Almajiid.
[17]
Le ʺrʺ roulé.
[18]
Fès.
[19]
De la région Zmmour dont Lkhiiçaate est considérée comme la capitale..
[20]
Le ʺrʺ roulé, vingt ou vingt cinq-centimes en franc français.
[21]
Souq, souk, marché rural.
Dans les années quatre-vingt, le souq a été déplacé.
[22]
Singulier lmkhznii ou mkhznii du mot Lmkhzn ou Mkhzn.
[23]
Chwaa : mchoui, méchoui, viande grillée.
[24]
Boulfaaf : brochettes de foie d’agneau entourées de crépine.
[25]
De Faas.
[26]
Pastilla, plat très fin se présentant sous forme de grande galette avec, entre
autres, une farce de pigeons et d’amandes.
[27]
Zgharities, cris de joie, you-you
[28]
Parmi ses frères ramenés d’Algérie, ‘abd Aljabbaar (le ʺrʺ
roulé) a joué plus tard avec l’I.Z.K.) et, plus tard encore, a entraîné je
crois, l’équipe d’Algérie).
[29]
Si Allaah veut.
[30]
Imazighn, Imazighen : Berbères.
[31]
Le ʺrʺ roulé, la bénédiction, la baraka.
[32]
Texte dit dahiir berbère(le ʺrʺ roulé) tendant à donner des
bases dites légales à la politique colonialiste de segmentation, de
fractionnement et de morcellement de la mémoire collective en aiguisant et en
opposant les particularismes afin de détruire l’ensemble.
[33]
ʺAinsi parle un Musulman
de France né au Marocʺ,
1992.
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