dimanche 13 novembre 2022

PARFUM D’ENFANCE À LKHMIIÇAATE

Début des années soixante.[1]
Au milieu de l'herbe, des coquelicots et des marguerites qui couvrent le champ derrière la maison, les enfants sont à peine visibles.
Les rires fusent.
Ils sont presque tous là :
Mjidou, Malika, Mstafaa wld[2] Lqaadii[3], Mohammad, ‘abd Allaah[4] et Mkkii, Oulaad khaaltii Hddaa[5], wld Lqaayd[6], Habiib, l'enfant de la famille d'Alger ainsi que son frère, puis d'autres, et bien sûr Taghbaloute[7] et Amalou.[8]
Autour du champ, de splendides eucalyptus couvrent de leur ombrage la piste qu'empruntent les chevaux.
Les enfants aiment se retrouver là, faire le plein des couleurs et des parfums, courir, passer au milieu de nuées d’oiseaux, faire voler les cigognes qui se donnent rendez-vous ici en grand nombre pour manger des limaçons,[9] s'approcher des vaches, s'allonger sous le ciel et contempler l'infinie limpidité.
Taghbaloute[10] n'aime pas que les cigognes soient embêtées.
Elle n'admet pas qu'elles soient dérangées.
À Lkhmiiçaate,[11] il y en a sur toutes les cheminées des maisons à toits en tuiles.
Maisons qui étaient habitées par des familles de France,[12] avant « l’indépendance dans l’interdépendance ».[13]
Certaines le sont encore.
Un jour, une petite cigogne est tombée de son nid.
Taghbaloute n'a pas hésité à monter sur le toit en pente pour la remettre à sa place.
Et depuis, elle est convaincue d'être l'amie préférée des cigognes.
Elle le voit, dit-elle à la manière dont elles la regardent et la laissent s'approcher d'elles. Durant ces moments, quelqu'un arrive parfois avec un bendir[14] et se met à jouer et à chanter en Tamazighte[15] le chant de la Louange.
Ce dimanche après-midi, une course de chevaux est prévue.
Les enfants connaissent et aiment bien ‘ali Oubiqqiich, l'un des participants.
Ils viennent parfois l'encourager et il lui arrive de les enchanter.
Mais aujourd'hui, Taghbaloute et Amalou ne vont pas le voir.
Ils vont se rendre au stade, dans la belle Peugeot 203 noire du père de Mjidou[16] et Maliika, pour assister au match de football.
C'est le début de l'après-midi.
Pour Amalou et Taghbaloute comme pour les autres personnes qui viennent au stade, les vedettes sont le gardien des buts Znnaatii, les défenseurs Mikho et Qazana, puis l'avant-centre ‘abd Alghafour.[17]
La bagarre fait partie intégrante des rencontres sportives.
Pas seulement des rencontres sportives d'ailleurs.
Les vedettes savent faire quelques prouesses avec le ballon, mais poussent l'enthousiasme du public jusqu'à l'extase en ayant surtout recours aux coups de poing.
À la mi-temps, le score est de un but à zéro en faveur de Lkhmiiçaate, dans un match qui l'oppose à une équipe de Faas.[18]
Chaque fois qu'il est question d'une équipe de Faas, le public Zmmourii[19] est en transe. Généralement, avant la fin de la première partie de jeu, les portes s'ouvrent pour permettre l'accès gratuit au stade.
Avant cette ouverture, les enfants qui n'ont pas quatre ou cinq rials[20] pour payer, grimpent sur des eucalyptus, vers l'enceinte du souq[21], en face du terrain, et arrivent ainsi à suivre plus ou moins le match du haut de leur observatoire.
Il leur arrive par moments d'oublier qu'ils sont sur un arbre et qu'ils ne sont pas entièrement libres de leurs mouvements.
Cela provoque certaines chutes qui ne sont pas toujours bénignes.
La nouvelle parvient presque aussitôt au stade qui est alors déserté parce que tout le monde veut porter secours aux victimes de la passion du sport.
Lorsque l'équipe de Lkhmiiçaate n'est pas en très grande forme, les portes s'ouvrent dès le premier quart d'heure de jeu afin que les encouragements du public, renforcé par l'ardeur des sans sous, insufflent aux joueurs plus de désir de vaincre et plus de volonté de puissance.
Le stade de Lkhmiiçaate est entouré par un mur pas très élevé, surveillé par lmkhaznia[22], forces dites de l'ordre, sur leurs chevaux, afin d'en faire le tour sans arrêt et tenter ainsi d'empêcher les sans sous qui ne veulent pas attendre l'ouverture des portes, de l'escalader.
Il n'y a pas de tribunes.
Autour du terrain de jeu proprement dit, des petites barrières séparent les joueurs des spectateurs.
Mais elles n'empêchent nullement les admirateurs de les enjamber pour aller donner un coup de main à leurs vedettes.
Lmkhaznia interviennent alors, puis, grâce à de gros bâtons et à la crainte qu'inspirent les chevaux fonçant à bride abattue, ils arrivent à stopper pour un temps, l'élan de solidarité.
L'équipe de Faas vient d'égaliser.
Znnaatii et Mikho s'échangent des coups, l'un accusant l'autre d'être responsable de l'erreur, cause du but.
Des joueurs retiennent Qazana qui veut s'attaquer à l'arbitre.
‘abd Alghafour court pour attraper le buteur.
Un spectateur crie :
- Ce sont des agneaux.
Faites en du chwaa[23] ou laissez-moi en faire du boulfaaf[24].
Un joueur Faassii[25] se retourne, regarde en direction du spectateur et répond :
- Lorsque ton équipe viendra jouer chez nous, nous en ferons une bstila et aaah ...
Il n'a guère eu le temps de finir sa phrase.
Un tireur d'élite lui a envoyé une pierre au genou et il s'est effondré en hurlant.
- Drôle de manière de faire une bstila, enchaîne un troisième spectateur.
Un autre demande :
- C'est quoi une bstila ?[26]
Un chant est improvisé, repris par les supporters de l'I.Z.K. à partir des thèmes de chwaa, boulfaaf et bstila.
Des femmes, dont les mères de quelques joueurs, lancent des zghariites.[27]
Amalou et Taghbaloute participent comme ils peuvent à la fête.
Le match continue.
 Coup de sifflet de l'arbitre.
Qazana vient de rater le ballon, mais pas le ventre du joueur.
Penalty pour l'équipe de Faa.
Silence.
Un silence lourd, entrecoupé par le hennissement de quelques chevaux.
Znnaatii n'a même pas eu le temps de bouger.
C'est un but.
Lkhmiiçaate perd.
D'une seule voix, le public hurle :
-Brûlons l'arbitre.
Lmkhaznia surveillent les barrières.
Le père de Mjidou, et Khaalf,[28] un autre responsable de l'équipe, font des signes pour calmer les supporters.
La mère de Znnaatii s'est évanouie.
Trois coups de sifflet.
Fin du match.
Lkhmiiçaate gagnera la prochaine fois.
Ine chaa-e Allaah.[29]
En attendant, les insultes pleuvent.
Les pierres aussi.
L'arbitre avance vers les barrières.
Va-t-il s'offrir en sacrifice à la foule déchaînée ?
Il s'adresse au public en Tamazighte.
C'est le miracle.
Il est Zmmourii.
C'est donc un bon arbitre.
Trop bon peut-être, mais la générosité des Imaazighn[30] est bien connue.
Décidément, Faas a encore lbaraka[31]
Pour qui s'intéresse à certaines analyses de la psychologie dite de masse, il y a là, assurément, matière à discourir sur les mille et une manières d'atteindre ce que le dahir de 1930[32] a voulu imposer.
Amalou et Taghbaloute regagnent la maison, rassasiés d'émotions.
Et la nuit, dans la chambre où ils dorment, ils se racontent des songes.
Parfois, les yeux grands ouverts, dans le noir et le silence, ils rejoignent le ciel.[33] 
 
BOU’AZZA

[1] Selon le calendrier dit grégorien.
[2] Ould.
[3] Wld Lqaadii : fils de magistrat.
[4] La première lettre du prénom ‘abd Allaah c’est la lettre ‘ (‘iine) qui n’existe pas dans l’alphabet français et non la lettre a qui n’est donc pas écrite ici en lettre majuscule.
[5] Oulaad khaaltii Hddaa : les fils de tante Hddaa dont le mari, résistant, a été tué par les forces de l’occupation colonialiste de France.
[6] Ould Lqaayd, fild de caïd, fils d’un agent de l’Etat.
[7] La source en tamazighte (berbère).
[8] L’ombre en tamazighte (en berbère).
[9] Bou’boula.
[10] C’est la soeur d’Amalou.
[11] Khémisset.
[12] Liées au colonialisme, crime contre l’humanité.
[13] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite ″protectorat″, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat moribond, en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé, est alors devenu roi, au service de ce système.
[14] Le ʺrʺ roulé,  instrument fait d’une roue de bois et de peau tendue (tambourin).
[15] Tamazighte : la langue des Imaazighn (Berbères).
[16] ‘abd Almajiid.
[17] Le ʺrʺ roulé.
[18] Fès.
[19] De la région Zmmour dont Lkhiiçaate est considérée comme la capitale..
[20] Le ʺrʺ roulé, vingt ou vingt cinq-centimes en franc français.
[21] Souq, souk, marché rural.
Dans les années quatre-vingt, le souq a été déplacé.
[22] Singulier lmkhznii ou mkhznii du mot Lmkhzn ou Mkhzn.
[23] Chwaa : mchoui, méchoui, viande grillée.
[24] Boulfaaf : brochettes de foie d’agneau entourées de crépine.
[25] De Faas.
[26] Pastilla, plat très fin se présentant sous forme de grande galette avec, entre autres, une farce de pigeons et d’amandes.
[27] Zgharities, cris de joie, you-you
[28] Parmi ses frères ramenés d’Algérie, ‘abd Aljabbaar (le ʺrʺ roulé) a joué plus tard avec l’I.Z.K.) et, plus tard encore, a entraîné je crois, l’équipe d’Algérie).
[29] Si Allaah veut.
[30] Imazighn, Imazighen : Berbères.
[31] Le ʺrʺ roulé, la bénédiction, la baraka.
[32] Texte dit dahiir berbère(le ʺrʺ roulé) tendant à donner des bases dites légales à la politique colonialiste de segmentation, de fractionnement et de morcellement de la mémoire collective en aiguisant et en opposant les particularismes afin de détruire l’ensemble.
[33] ʺAinsi parle un Musulman de France né au Marocʺ, 1992. 

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