21
avril 2005
Et
voilà, le n° 53 est arrivé ! Bon, me voilà prise de vitesse, oui je sais
que certains ricanent : avec moi c’est petite vitesse et grand doucement,
et alors ?! …
Alors
… Alors, on dirait qu’on remonterait le temps … On dirait qu’on serait le 18
février … On dirait que l’éducateur en détention n’aurait rien écrit depuis 18
jours, ce qui somme toute serait déjà étonnant … On dirait que je viendrais de
lui demander pourquoi il n’écrivait plus et on dirait qu’il viendrait de me
répondre : « parce que personne ne me répond » …
18
février 2005
Ce
matin, le mineur délinquant incarcéré est plus pensif que d’habitude … Il
regarde l’aube qui peine à éclairer sa nuit d’encre et d’insomnie … Et puis, sa
décision prise, il saute au bas du lit, claque la langue en direction du
ciel : un froissement d’ailes lui répond, il sourit légèrement et quitte
sa cellule … Vous vous souvenez ? Parfois, lorsqu’on le croit dedans, il
lui arrive d’être dehors, les apparences sont si trompeuses …
Un
grand rire de mouette fait vaciller mon rêve … Il fait encore tellement nuit …
Et puis je les entends taper du bec sur la rambarde du balcon. La mouette et le
corbeau, frileusement serrés l’un contre l’autre, font le gros dos au vent
glacial. Chic ! Encore à moitié endormie, je saute dans mes sandales (vous
vous souvenez ? Les roses à petits chakras argentés sur le dessus …) et
dévale les étages …
Il
est là, dans la rue, les poings enfoncés dans ses poches, son visage est caché
dans sa capuche. Ce matin, le mineur délinquant incarcéré est sombre. Je le
salue :
- Hé
bien, tu en fais une tête ! Tu vois, je te l’avais bien dit ! Entre
le 51 et le 52 il n’avait tenu que 30 jours ! Depuis le 52, 18 jours se
sont écoulés !!! Voilà, il est reparti ! Alors, qu’est-ce que tu
m’apportes ?
Le
mineur délinquant incarcéré ne se déride pas. Il me tend un message et
maugrée :
- Il
n’utilisera plus le site ! …
Mais
je l’écoute à peine, déjà plongée dans cette nouvelle histoire que je vais
découvrir … Il y en a des pages et des pages : il n’y en a jamais eu
autant ! Seulement point d’histoire cette fois-ci, point d’Histoire non
plus, point de rêve, point de douleur, point de cris, point de réminiscences,
point de recettes de cuisine, point d’obscurités glauques, point de provocation,
point de questions … Sur le papier s’étalent en tous sens, en dizaines et
dizaines de graphies différentes, une unique et même phrase :
« ET
APRÈS FLEUR ? »
-
Qu’est-ce que c’est ? Qui a écrit ça ? Et ça : c’est pas des
gens qui ont écrit ça ?
-
Là, ce sont les mineurs incarcérés, là ce sont des éducateurs et puis d’autres
qui viennent du dehors et des surveillants. Tu vas rire, y’a même l’éducatrice
du 9-3, François le militant et la Juge, oui, oui, celle qui a horreur de la
délinquance juvénile, la rousse (non, pas Larousse) ! Là, ce sont certains
de ses amis, et là sa femme, tu sais « Belle comme les Univers », et
ses fils, celui qui tape ses textes « plus vite que son
ombre ! » et l’autre. Tu vois là où ça tremble ? Ce sont des
mères et des pères, tu sais, ceux qui n’ont pas réussi à transmettre, ceux qui
ont cru qu’ils pouvaient protéger leurs enfants rien qu’en les couvant d’un
regard admiratif, ceux coincés entre deux pages d’Histoire et qui ne
parviennent pas à s’en échapper, malgré les sanglots de l’homme blanc[1]. Et
puis là en effet ce ne sont pas des gens : les mouettes, les corbeaux, le
cheval noir, les puces ferrées de cinq cent livres de fer à chaque patte, la
vache blanche, les grenouilles à plumes, les dromadaires ailés, le lion de Kieran,
la tortue, Baghee, Kobbaïa, le renard et quelques autres …
-
D’accord, d’accord… Mais pourquoi « ET APRÈS FLEUR ? » …
-
Bin tu dors ou quoi ? C’était quoi le titre du n°52 ?
-
Heu … « Fleur » … Mais j’vois pas …
Le
mineur délinquant incarcéré explose :
- Tu
vois pas ? Tu vois pas que c’est une pétition ? C’est une pétition
pour que l’éducateur en détention continue à utiliser le site ! Parce que
cette fois, il est décidé. C’EST FINI ! IL NE VEUT PLUS UTILISER LE SITE.
-
Maaaaaaaais …
-
Mais rien du tout, il vous fait signe depuis le début … Et vous ?
Rien ! Que dalle ! Vous dormez ou quoi ?!!!!!
-
Biiiiinn …
-
Bin quoi ?! Me dis pas que vous n’avez pas eu le temps ! 15 mois
d’écriture, 52 textes !!!
-
Déjà tant que ça ?!!! 15 mois ? 52 textes ? …. Ha bon ?…
Mais nous voulions en faire un livre de ses textes … C’est trop court !
D’accord, il vaut mieux frustrer son public que le gaver mais là, c’est du
sadisme ! J’en veux encore, et je ne suis pas la seule ! Fleur, elle
n’a plus d’ordinateur, du coup elle attend devant sa nouvelle boite à lettres
les exemplaires que je lui envoie, dans le vent et la froidure depuis fin
janvier ! … En parlant de froidure … si on marchait un peu …
Nous
partons en direction de la place. La mouette et le corbeau, qui avaient quitté
la rambarde du balcon pour se percher sur un banc vert, proche de nous,
déplient leurs ailes …
Nous
arpentons le boulevard sans rien voir, sous un ciel gris souris …
-
Y’a des souris ici ? s’étonne le mineur délinquant incarcéré.
-
Heuuuu …
Bon
…
Nous
arpentons le boulevard sans rien voir, sous un ciel couleur d’aube lourde, d’un
gris aile de mouette, aux arbres s’accrochent des lambeaux de nuit couleur aile
de corbeau, trottoirs couleur gris béton, ville couleur gris prison … le mineur
délinquant incarcéré reprend la parole comme s’il poursuivait un monologue
intérieur :
-
D’ailleurs, qu’est-ce qu’il en sait l’éducateur en détention, hein ?
Peut-être que ses textes font comme les cailloux dans l’eau !
-
Des ricochets ?
-
Mais non !!! Sois pas tebê ![2] Pas
des cailloux plats qui frôlent à peine l’eau, non ! Des beaux cailloux
ronds, polis par la mer comme il polit ses mots, et qui plongent dans l’eau
avec un gros PLOUF ! … et qui font des ondes, des ondes, des ondes …
-
Qu’est-ce qu’il croit l’éducateur en détention ? Qu’on peut garder un
secret ? Mais un secret ça trouve toujours un chemin pour se faufiler … Un
secret, ça se porte sans même qu’on le sache ; et sans même le savoir, un
secret, on en transmet l’essence et l’ineffable ... Moi, ses textes, je les lis
depuis le début ! Et je sais que tout ce que je lis, tout ce que
j’apprends, tout ce qui m’émeut, tout ce que je vis c’est comme un caillou dans
l’eau, ça fait des ondes, des ondes, des ondes … jusqu’aux autres mineurs
délinquants incarcérés, et même au-delà d’eux, au-delà des murs de la
prison ! Et vous, quand vous les lisez ses textes, hé bien vos pensées
font le chemin inverse : elles entrent en prison, dans chaque cellule,
auprès de chaque mineur délinquant incarcéré. Qu’est-ce qu’il croit l’éducateur
en détention ! Tu connais l’expérience faite avec des singes
japonais ? Ceux qui se sont mis à laver leur patate dans l’eau de la mer
avant de la manger ?
-
Oui, je connais …
-
Bon, tu vois !
À un
certain niveau du boulevard, la porte cochère ressemble à une porte d’église,
baroque … Dans la pénombre de l’encoignure, une silhouette vague, aux vêtements
amples, tête encapuchonnée … :
-
Oh ! Oh ! Vous êtes sortis à plusieurs ?
-
Non ! S’étonne le mineur délinquant incarcéré, depuis un certain temps, je
suis le seul à pouvoir être dehors lorsqu’on me croit dedans !
Même
de près, la silhouette reste vague. Le visage est noyé dans l’ombre de la
capuche. La voix douce nous enveloppe et nous immobilise. Bien que basse, elle
est claire et souriante :
- «
La rose est sans pourquoi,
Elle
fleurit parce qu’elle fleurit,
Elle
ne se soucie pas d’elle-même,
Elle
ne se demande pas si on la voit. »[3]
Angélus
le Silésien !!! Le moine et poète mystique ! Le pèlerin inquiet à
jamais ! L’emprisonné fécond jusqu’à la liberté …
Les
deux « encapuchonnés » se jaugent, un pont improbable jeté entre 1650
et 2005 … Encapuchonné l’Ancien, laminé par les violences de son siècle,
désespéré par les déchirements historiques, reliait déjà le dedans et le
dehors, l’ici et l’ailleurs … Encapuchonné le Jeune, laminé … désespéré …
cherche doucement le Sens et ne va pas vite pour faire le Lien. Certaines de
leurs racines sont communes : elles puisent dans la violence humaine …
-
T’as raison le fantôme ! La rose ne va pas s’arrêter de parfumer parce que
personne ne la respire ! On devrait lui dire ça à l’éducateur en
détention !
Mais
la silhouette a déjà disparu, la porte cochère semble l’avoir absorbée …
Le
mineur délinquant incarcéré se tourne vers moi …
-
T’en penses quoi toi ?
-
Hum ! Je ne suis pas certaine que cet argument le fasse changer d’avis,
cet éducateur n’a rien d’un saint ou d’un martyr ! Et encore moins d’une
rose ! En plus j’peux t’assurer que les fleurs, ce n’est pas son fort …
Nous
reprenons notre marche et longeons le restaurant de X, mais la devanture bleue
de « Les Uns et les Autres » a cédé la place à une devanture orange
de restaurant chinois : X est allé planter ailleurs son antre de bonne
cuisine, de musique, de conte et de tableaux. Pourtant, dans ce coin de la
ville, flottent encore les notes défuntes d’un pianiste parti à jamais,
peut-être, pour son « Ile aux Cygnes »[4] …
Sur
le dernier banc vert avant la place, quelqu’un est assis. Lorsque nous nous
approchons, une mouette et un corbeau, perchés sur le dossier de bois,
s’envolent à tire d’ailes … Les deux oiseaux qui nous accompagnaient les
rejoignent. Un rire intérieur m’inonde malgré tout :
- Il
y avait si longtemps ! Comment vas-tu ? Et que diantre fais-tu là à
cette heure ?
L’éducateur
en milieu ouvert ronchonne :
-
Deligny s’est-il arrêté d’écrire ? Philippe Val s’arrête-t-il
d’écrire ?
-
Mais comment es-tu au courant ?
-
D’habitude je fais comme toi : je prends le message que m’apportent le
corbeau et la mouette … et je reste tranquillement chez moi ! Mais là, je me
suis mis en marche ! Il faut lui dire qu’on les attend ses messages
d’intra-muros !
Le
vent se fait plus piquant, nous débouchons sur la place …
Et
là, surprise ! La place que je connais bien est « autre »
aujourd’hui. D’habitude elle étend ses rues comme une étoile étend ses bras. Ce
matin, si tôt que les rumeurs dorment encore, elle est comme une comète qui
ramasserait sa traîne. De toute part surgissent des groupes bruissant de
paroles inaudibles. Ils refluent vers le cœur de l’étoile, ils viennent de
partout !
Le
mineur délinquant incarcéré me lance, tout à trac :
-
Lorsque je suis parti de la prison, tous les corbeaux et toutes les mouettes se
sont éparpillés avec le message : « L’éducateur en détention ne veut
plus utiliser le site ! ». Alors voilà … Depuis que je suis parti
avec les oiseaux, tous les mineurs délinquants incarcérés attendent …
La
statue de la place est « autre » elle aussi. Depuis longtemps la
Femme de Pierre accepte sans broncher toutes les banderoles de toutes les
manifestations, de tous les horizons. Ce matin, lorsqu’elle voit arriver ces
rubans bruissants, elle cille d’abord …
Le
mineur délinquant incarcéré cille lui aussi, il considère cette ondulation de
foule et souffle à mi-voix :
-
Mais ils sont combien ? T’as vu l’effet de houle ?
- Tu
connais les fées des Houles ?
-
Les quoi ?
C’est
vrai qu’ils sont nombreux, on ne voit que les premiers ! Y’a les Yahoo
Nathalie S, Nathalie M, Amandine, Hélène, Annabelle, Aude, Cécile B, Magalie C,
Cyrille, Daniel, Dominique C, Sandrine, Cécile D, Lionel, Halim, Etienne,
Vincent, Jeanne, Pilar, Fanny, Magalie B, Grégory, Michaël, Marie-Laure,
Nathalie M, Christophe, Patricia, Sophie, Soumaïla, Stéphane, Stéphanie … Et
puis y’a les payahoo, mélange d’éduc, de famille, d’amis : Zora, Noa,
Edwige, Fabien, Nathalie, Emilien, Pierrick, Valérie, Marius, Gabriel, Omar sur
son tapis volant, Nabil, Samir, Martine C, Laëtitia, Karim, Jérôme, Isabelle,
Rémy, Justine, Françoise-à-la framboise, Faraj, Eléonore, Christophe, Virginie,
Elie, Christine M., Saint-Bernard-le-Seul, Rodolphe et ses collègues[5],
Albane, Lou-Ann, Raphaël, Agnès, Aldo, Gepi, Anastasia, Marc G et ses jeux de
mots, Jean-Phi et son air de « Mont Cosmos » et Gwénaël (tiens !
Je croyais qu’ils dormaient !) Martine, « Belle comme les
Univers », le frère de l’éducateur en détention avec sa pastèque sous le
bras … Et puis il y a les autres, certains se sont amenés en douce, passant de
porche en porche, ils nous collent aux basques, si familiers et parfois
honnis : l’ombre des mineurs délinquants incarcérés, les mères, les pères
et les frères et sœurs, Latifa et ses amis qui partagent leurs recettes de
cuisine (ils les distribuent comme des tracts), les avocats
« vinaigrette » (et sans poulets, merci !), l’éducatrice du 9-3,
son syndicat, Robinson et sa couverture, Fleur la perle du désert, les
conteuses, Haroun Arrachid et Ja‘far Albarmaki, la juge rousse aux yeux verts,
toute la noce de Roubaix, François le militant, Driss Chraïbi, Lboul Ben
Tabboune, les ancêtres gaulois, Dame Oclès, les ducs à tiffes, les êtres
cadavériques aux yeux jaunes, l’animatrice de l’atelier d’écriture en prison,
les Touareg, l’intervenant formant les futurs professionnels, le Chinois, son
doigt et la lune, le surveillant, les journalistes … Et puis il y en a, apparus
de nulle part : le calligraphe d’Angélus (Bon, il a l’air de se demander
ce qu’il fait là, mais c’est ainsi, lorsque des liens se tissent on peut être
emporté malgré soi !), sa Douce et Sasha-Petit-Chat, Daniel le lecteur
attentif et attentionné, Michèle la Grande Sourcière et puis le pianiste (mais
lui il sait pourquoi il est là : mémoire et lien …), sa blonde épouse et
leurs amis tibétains …
Soudain,
la Femme de Pierre frissonne : derrière les gens, elle voit tous les
corbeaux et toutes les mouettes de prison, les puces ferrées de cinq cent
livres de fer à chaque patte, la vache blanche, les grenouilles à plumes, les
dromadaires ailés, le chat des voisins, tortue, Baghee, Kobbaïa, Papyrus,
l’oiseau et son nid, le cèdre qui les abrite, les chiens et la caravane, le
lion de Kieran, quelques autres et le cheval noir …
La
Femme de Pierre tourne la tête. Le cheval noir est libre, luisant, toute
puissance animale, il vient lui arracher un regard. Dans cet échange de regards
la forêt ancestrale, la forêt primordiale s’est mise à bruisser de tous ses
mystères.
La
Femme de Pierre descend de son piédestal et enfourche le cheval noir qui
caracolait derrière les « Educateurs, Lecteurs et Personnages en
colère ! » …
En
colère ? Pas sûr …
Tristes,
inquiets, perplexes, interrogatifs, prêts à agir …
Sans
même se concerter, ils entament une marche autour de la place, tout en
s’interrogeant, s’étonnant …
La
Femme de Pierre, dans l’aube de ce matin, les accompagne dans la danse, comme
dans une ronde sacrée, et dans l’une de ses mains immenses, s’élance un
peuplier aux feuilles d’émeraude, arrosé par la lumière coulant d’une cruche en
rubis.
Et
là, il serait content l’éducateur en détention, lui qui cherche le Sens et
tente de faire le Lien ! Parce que ce matin, les gens qui sont là, ils
cherchent aussi et leurs conversations croisées, leurs voix mêlées, leurs
groupes qui se font et se défont sont comme la trame et la chaîne d’une étoffe
moirée que la navette de son absence tisse inexorablement … :
-
Mais moi aussi j’ai lancé un appel sur le groupe Yahoo ! Je proposais une
journée de rencontres, d’échanges, de prise de gueule et de réconciliation pour
parler avec mes collègues branchés sur les questions « éduc-à-tives »
pour tenter d’avancer … Mon agenda est toujours ouvert !
- Et
tu as eu des réponses, à part la mienne ?
- …
- On
a trop la « tête dans le guidon », comment fait-il lui ?
-
J’en sais rien … Mais c’est vrai que les analyses des pratiques en formation
étaient plus riches que les réunions de service … Quand on y pense, saisir un
fil dans l’un de ses textes et raconter au moins une situation en quinze mois,
ça paraît facile pourtant …
-
Mais qu’est-ce qu’on pourrait faire ?
-
J’sais pas ! Est-ce qu’on est déjà bouffés par la fatigue, par la
solitude, par la défiance ? Quand une situation pose problème il faut oser
la raconter, mais c’est risquer de se mettre en danger d’être jugé et non pas
épaulé … J’ai lu un mémoire super, sur le cahier de liaison. L’éducatrice parle
de « communication par l’épistolaire », elle dit que le cahier de
liaison dans le foyer où elle était stagiaire « est un outil de
communication en tant qu’outil permettant une relation faite d’échanges et de
négociations entre les professionnels de l’équipe éducative portant sur
l’action éducative développée. ». Elle raconte un éducateur qui
écrit : « En résumé, Y s’est montré odieux et insultant avec moi
toute la soirée. Si vous jugez utile d’écrire une note, je vous remercie de le
faire. Si au contraire vous pensez que je ne suis plus assez clairvoyant car
tellement pris dans une incertitude quant à l’issue de l’audience qui
m’angoisse, alors laissez tomber. J’avoue que je suis paumé […]. J’en ai
« marre » … ».
Quelle
confiance ! C’est comme ça là où tu bosses ?
- …
-
Elle parlait aussi de Pierre Delcambre qui faisait une analogie entre le
journal de bord et « une carte postale qu’enverrait une personne à une
autre pour lui donner une image de là où elle est et où l’autre n’est
pas ». Bon, je raccourcis mais ça m’a fait penser à une phrase d’une autre
éducatrice il y a longtemps sur Yahoo : elle écrivait juste qu’elle était
allée à la pêche, au bord d’une rivière avec un jeune … Déjà l’image arrivait …
dommage qu’elle n’ait jamais raconté la suite, peint la carte postale …
-
Ouais … C’est pas nouveau « les éducateurs n’écrivent pas assez »,
mais vraiment je ne sais pas où je trouverais le temps !
-
Bin moi, je ne suis plus connectée depuis longtemps au site de la promo, du
coup j'ai totalement décroché … Mais pourquoi notre camarade ne s'ouvrirait-il
pas son propre site, genre « blog » ? Là je serai
intéressée !!!
-
OOOOOOOOOh … Mais qu'est-ce que c'est un « blog », ça fait penser à
un machin vert, gluant, d'une autre planète !
-
Mais dis donc, c’est une bonne idée ça ! En plus je connais quelqu’un qui
a commencé à lui en fabriquer un, il suffirait qu’il s’y mette à
nouveau !!!
-
Lui fabriquer un truc, heu, un blog ?
-
Mais non, espèce d’anachorète, lui fabriquer un site !
- Un
blog c'est comme une sorte de journal intime publié sur le net, tu viens lire
sur le site les pensées de l'auteur et tu peux participer. Je crois … En fait
j'ai lu un article sur ce nouvel engouement d'ado qui me semble
transposable !
-
Bof ! Ça ne m’inspire guère ton truc d’ado. En plus, je trouve que ce
qu’il écrit a sa place sur le site. À chacun son expression. Et puis, qui vous
dit qu’il resterait dans l’abstraction poétique (enfin … abstraction :
presque et poétique : pas toujours !) si on posait des problèmes
concrets …
- Et
puis t’en connais beaucoup toi des auteurs qui écrivent en te mêlant à leurs
écrits : parfois c’est sûr, ça ne fait pas très plaisir ! Ça fait
même plutôt froid dans le dos, lorsqu’au détour d’une phrase, on se reconnaît
un peu dans l’éducatrice du 9-3 ; la juge qui a horreur de la délinquance
juvénile ; François le militant, sérieux, investi et sans humour, qui
répand la bonne parole parmi les sauvageons et leurs parents les sauvages, les
êtres cadavériques aux yeux jaunes arrogants et prétentieux et j’en
passe ! Mais quel délice ineffable de retrouver ceux qu’on aime dans l’un
de ses textes ou de s’y retrouver soi-même un peu « comme on s’aime »
…
-
Bon d'accord, je ne lui ai presque jamais répondu mais je l'ai toujours lu avec
assiduité …
- On
ne peut pas photographier en prison … L’éducateur en détention a écrit et c’est
mieux qu’une photographie car sa plume se charge à l’encre des cœurs. Elle sait
dépeindre tour à tour l’éducateur en prison, le jeune incarcéré, le
surveillant, la conteuse … et le lecteur devient tour à tour l’éducateur en
prison, le jeune incarcéré, le surveillant, la conteuse, les mouettes et les
corbeaux …
-
Oui mais là où il est fort l’éducateur en détention c’est qu’il raconte des
évènements où il n’était pas. Dans un de ses textes, il a raconté un regard
entre une éducatrice et son mari : on aurait dit qu’il était là, comptant
les battements de leurs deux cœurs, racontant le lien tissé de soleil et de
lune, d’éclairs et de vent, d’eau de source et d’océan, de terre inexplorée et
de cieux inaccessibles, ce lien brillant et invisible qui les unit … Il raconte
un peu comme d’autres, même aveugles, voient les auras et peuvent les décrire …
Et là, ses mots nous replongent mieux qu’une photo impossible dans un moment
ineffable et le cisèle d’éternité pour qu’il ne devienne jamais un souvenir en
danger d’oubli …
- Je
l’ai eu au téléphone l’autre fois et, comme j’insistais un peu, il m’a
répondu : « je n’utiliserai plus le site. Je t’écrirai pour ton
anniversaire ! » … On pourrait peut-être lui donner nos dates
d’anniversaire et lui demander chacun un texte d’anniversaire ?! …
-
Sûr que ce serait une bonne idée : déjà que nous sommes nombreux mais avec
tous ces animaux et chaque mouette, chaque corbeau … on est tranquilles pour
quelques temps !
- Et
puis les pies, il ne parle jamais des pies : chaque fois que je le vois,
il y a une pie !
- De
toute façon, pas étonnant qu’on ne réponde pas : t’as vu ce qu’il écrit
parfois ? C’est un vrai poil à gratter ce mec, un caillou dans ta
chaussure !
-
T’as raison, et qu’est-ce qu’il vient nous enquiquiner pour qu’on réponde !
Un éducateur transmet, c’est un passeur, parfois il porte plus fort que
lui ! Alors, parfois ça prend, parfois ça ne prend pas. Des fois la graine
ne germe pas : est-ce qu’on doit s’arrêter de transmettre pour
autant ? Et puis le soir et le week-end j’ai envie de penser à autre
chose !
- Et
puis, s’il disait clairement de quoi il veut parler, de quoi il veut débattre …
ce serait plus simple aussi ! Qu’est-ce que tu veux, moi je ne m’y repère
pas toujours dans ce qu’il écrit : quand tu crois que c’est vrai, c’est
même pas vrai.
- Il
est toujours à jongler ! À être là et ailleurs, à parler des mineurs
délinquants incarcérés et à parler à côté d’eux, moi je m’y paume !
-
Chez nous, on a une idée …
- Ha
oui ? Laquelle ?
-
Surprise …
- Et
les mineurs délinquants incarcérés que transmettront-ils aux corbeaux et aux
mouettes ? Les oiseaux ont de tout petits cerveaux ; si on ne
transmet plus, ils oublieront le chant de la Louange, pour l’instant inoublié,
dont ils enchantent le ciel …
-
« Enchantent » ? Bof ! Plutôt lugubre leur chant !
-
Lugubre ?! Où vas-tu ? La mouette n’annonce-t-elle pas la terre ferme
aux marins éreintés par une longue traversée peuplée de dangers ? Quant
aux corbeaux, ils ont été longtemps sacrés, et dans de nombreuses civilisations
en plus ! Ils étaient aussi symbole …
-
Marrant, vu sous cet angle ! Ça me fait penser au fameux
« décentrez-vous !!! » réclamé à cor et à cris par des
intervenants …
Et
puis, il le sait bien l’éducateur en détention, qu’en transmettant on
transmute. N’est-ce pas en filigrane dans tout ce qu’il écrit : il faut
transmettre les histoires pour transmuter ! Parce qu’il le dit lui-même,
le regard admiratif dont un père couve ses enfants endormis n’est pas une
protection suffisante s’il ne transmet pas son histoire !
- On
pourrait peut-être trouver quelqu’un pour le remplacer le temps qu’il …
-
T’es ouf,[6]
comment veux-tu le remplacer ?! Tu vas écrire toi ?!! C’est lui qui
connaît les surveillants, les premiers surveillants, les postes fixes, les
chefs, qui écrit aux magistrats, qui se coltine les collègues à idées-au-logis[7]…
C’est lui qui connaît les mineurs délinquants incarcérés, qui leur parle, qui
écoute leurs mots et leurs silences et puis qui les rêve et les emmène avec lui
au dehors, dans sa maison, son jardin, les invite à sa table somptueusement
dressée par sa belle épouse …
-
T’es au courant ? L’éducateur en détention ne veut plus utiliser le
site : tu reçois c’qu’il écrit ? T’es d’accord pour faire quelque
chose ?
-
Non je n'ai rien reçu et je suis bien intéressée. Mais s'il faut signer une
pétition sur le net, non ! Je veux bien faire autre chose, lui réclamer
par courrier un abonnement à sa lettre mensuelle, etc… Merci de penser à moi
pour ce type d'action. Ça alors !
-
Pétition sur le net ? Tu plaisantes ! L’éducateur en détention n'est
pas une baleine ou un gorille … Au contraire tous les humours, toutes les
pétillances (et je sais à qui je parle, heu, écris) …
-
Euh, la pétition sur Internet, c'était une blague, je ne suis pas du genre à
créer un site « Il faut sauver l’écrivain, l’Éducateur en
Détention ». Mais je le connais très peu, cet homme. Je veux bien copie de
ses textes précédents, ou de quelques-uns, pour découvrir ce qui se cache
derrière … Que puis-je bien faire ? … Des lettres anonymes pour lui
demander de continuer ? Euh, pour que ma lettre anonyme arrive, faut que
je sois sûre d'avoir la bonne adresse !
Etrangement,
au fil de cette ronde, les conversations croisées font comme une musique :
ici les barytons grondent, là les ténors enflent la voix, partout des sopranos
tricotent une mélodie plus sereine, les contralto et les mezzo-soprano brodent
autour de ces lignes mélodiques, les voix les plus jeunes tintinnabulent … et
toutes ces voix mêlées enveloppent la place d’un chant, le fameux chant de la
Marche, le chant de la Louange !
La
Femme de Pierre, assise en andalouse sur le cheval noir, s’est rapprochée du
mineur délinquant incarcéré. Elle lui tend une de ses mains immenses et il se
perche, debout, au creux de cette main. Il met les siennes, si petites, en
porte-voix et crie :
-
Alors, vous qui êtes présents, vous en faites quoi, vous, de ses
textes ???
-
Moi ? J’en suis un lecteur assidu. Jusque là je pensais que j’étais le
seul à apprécier ses écrits. Je me suis donc lamentablement, et heureusement,
trompé !
-
Moi je les enregistre sur mon disque dur et je les imprime en double. Le
premier exemplaire, je l’envoie à Fleur. Le deuxième, je le range dans un
classeur (y’a un côté pour l’éducateur en détention et un côté pour
l’éducatrice qui héberge des anémones « qui s’appliquent à mordre la
faible lumière de l’appartement », mais ce côté-là ne s’épaissit guère
depuis un an …). Et puis je tanne mon mari jusqu’à ce qu’il accepte que je lui
lise. Des fois il aime, des fois il me dit : « j’y comprends
rien ! ». Même mon gosse en a écouté certains …
-
Chez nous, on en a discuté et on a eu une idée !
-
C’est quoi ?
-
Mystère, mystère… c’est une surprise mais on en entendra bientôt parler !
Le
brouhaha reprend, le mineur délinquant incarcéré s’enflamme :
- En
voulez-vous encore ?
-
OOOOOOOOOOOOUI !!!!! (Il y a peut-être des non ! et des bof !
mais de là où il s’est perché pour voir tout le monde le mineur délinquant
incarcéré n’a rien entendu !).
-
Dites-le lui ! Demandez-lui qui parlera de nous s’il n’utilise plus le
site, qui parlera de nos mères, de nos pères, de nos quartiers, de nos images
d’ailleurs, de la Mer Méditerranée ? Rappelez sa mémoire à lui-même,
relisez-lui son premier texte :
« J’étais
comme absent lorsque le surveillant est venu me tirer de ma cellule, pour un
entretien avec l’éducateur chargé de m’accompagner dedans pour me préparer à
être mieux dehors […]. Je suis arrivé, j’ai vu et je suis resté. ».
Rappelez-lui que nous sommes des enfants murés dans un bruyant silence, des enfants
engloutis dans un trou de mémoire, des enfants sans mots, des enfants d’un
oubli historique, d’un bâillon diplomatique, d’un aveuglement politique !
Dites-lui qu’il se trompe lorsqu’il croit s’être trompé ! Quand il écrit
ses histoires c’est de nous, de nos parents, de vous, de vos parents, de lui,
de ses parents … qu’il parle. L’éducateur en détention lorsqu’il écrit ses
histoires, il tisse un lien, un lien de mots qui, par alchimie pure, nous
hisse, hisse nos parents, vous hisse, hisse les vôtres, le hisse, hisse les
siens … hors du gouffre. Il abat les tours … S’il n’utilise plus le site, nous
serons de nouveau emmurés dans notre silence, emprisonnés au
« trou », engloutis dans le trou de mémoire. Dites-lui qu’on ne veut
plus être ici et tiraillés, annihilés par le refus, l’oubli entre ceux qui nous
parlent du projet de sortie, après nous avoir emberlificoté dans des projets
d’éloignement, de rupture et ceux qui ne viennent plus parce qu’ils pensent
qu’il n’y a rien à faire en détention …
Le
mineur délinquant incarcéré reprend sa respiration et poursuit :
-
Dehors – Dedans : quand serons-nous dedans ? Au dedans de nous, sans
l’effroi d’y rencontrer des monstres muets, transmis par des parents rendus
muets ? Qui nous prendra par la main pour nous conduire dedans ? Pour
nous accompagner dedans ? L’éducateur en détention ne veut plus utiliser
le site : va-t-il taire son chant ? Va-t-il partir aussi ?
Pourtant il y a tant à faire : « surtout dans les prisons et autres
lieux d’enfermement des mineurs et des majeurs … » ! Alors qui va le
rappeler ? Comment le rappeler ? Vous vous souvenez :
« Le
rappel est utile aux êtres qui croient, qui veulent comprendre le Sens, saisir
le Lien. » …
Le
brouhaha reprend. Le mineur délinquant incarcéré saute de son perchoir et me rejoint.
- Il
faut te mettre au boulot : écrire et prévenir tout le monde !
Je
m’inquiète un peu :
- Et
si personne ne répond ?
-
Impossible !
-
C’est la période des vacances, les uns sont partis, les autres travaillent deux
fois plus … Après ce sera retour à la normale. Et « la normale »
n’est pas très épistolaire …
Le
mineur délinquant incarcéré réfléchit un instant …
- Hé
bien, raconte lui un conte !
-
D’accord, mais lequel ?
-
C’était quoi déjà le conte que tu devais nous raconter la prochaine fois ?
Tu te souviens ?
-
Comment veux-tu que je me souvienne de quelque chose du futur ?
-
Fais comme l’éducateur en détention : souviens-toi de Demain ! C’est
l’histoire de ce conteur qui continue à raconter alors qu’on ne l’écoute plus
depuis des années …
-
Oui, bien sûr ! L’enfant questionne le conteur que plus personne n’écoute,
il lui dit :
« Pauvre
fou ! Ouvre les yeux ! Ne vois-tu pas que personne ne
t’écoute ? ». Et le conteur lui répond : « Autrefois, je
contais pour changer le monde … Maintenant, je conte pour que le monde ne me
change pas ! ».
Quelque
part … Village métissé d’Orient et d’Occident, de rêve et de réalité.
J’enfourche mon clavier lancé au grand galop. Ce qui ne veut pas dire que
j’arriverai plus vite que les autres, bien au contraire, car j’emprunte tous
les chemins de traverses alors … Les petits doigts de la pluie tintinnabulent
sur la fenêtre et la lune cligne du croissant dans son sac de nuages … Le vent
donne le rythme et je m’en vais tenter de louvoyer entre les mots aux têtes
folles et les phrases aux pieds tordus … Lorsqu’enfin j’aurai rattrapé tout ce
temps de silence … quelle Épreuve !
Un
doute m’assaille … Croyez-vous qu’il verra que j’ai bien tout lu ? Vais-je
réussir à lui faire comprendre que j’aimerais qu’il continue à utiliser le
site ? Allez je me jette à l’eau :
« Ce
matin, le mineur délinquant incarcéré est plus pensif que d’habitude …[8]
RRC
PS :
les lecteurs assidus reconnaîtront les mots, les idées, les phrases de Bouazza.
Certains
reconnaîtront leurs propres mots, des extraits de courriers qu’ils m’ont
envoyés … L’utilisation de guillemets rendant la lecture difficile et heurtée,
je les ai retirées : à vous de vous retrouver ! Et puis mille
pardons, j’ai dû oublier quelques personnes, animaux, fleurs et cailloux dans
mes descriptions …
[1] « Malgré les sanglots de
l’homme blanc » de Philippe Norel – in le mémoire de l’éducateur en détention.
[2] Bête.
[3] Livre I, 289 in ʺLa rose
est sans pourquoiʺ d’Angélus Silesius présenté par Christian Singer,
Calligraphies Vincent Geneslay. Chez Albin Michel, coll. Les carnets du
Calligraphe…. Magnifique !
[4] Michel Graillier.
[5] Désolée ! Vos visages
défilent dans ma mémoire mais, panne de mémoire de vos prénoms…
[6] Fou.
[7] Idéologies.
[8] Texte mis sur le net le 21
avril 2005, signé RRC ( c’est la conteuse).
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