jeudi 23 mars 2017

C’ÉTAIT IL Y A TRÈS LONGTEMPS


C’était il y a très longtemps.
Je ne pouvais pas me souvenir du moment exact.
J’avais à peine trois ans parait-il.[1]
Mais c’est quelque chose qui ne me quitte pas.
J’y pense fort.
Le mariage de mes parents ne s’était pas déroulé comme prévu.
La confiance de ma mère a été trahie.
Et elle a été divorcée en violation de ses droits les plus élémentaires.[2]
Avec le divorce, ses cinq enfants[3] lui avaient été arrachés.[4]
J’avais à peine trois ans.
Aujourd’hui encore,[5] il m’arrive de regarder la photo qui illustre ce texte.
Mon père[6] porte une de mes soeurs,[7] de deux ans mon aînée.
Ma mère, enceinte de moi, semble observer son ventre : est-ce pour ne pas fixer l’objectif de l’appareil photo ?
Fixée au mur afin de lui donner un relief autre, une couverture à desseins géométriques, oeuvre peut-être de ma mère, qui excellait dans ce domaine.
Á l’époque où la photo a été prise,[8] le colonialisme français[9] n’avait pas encore octroyé « l’indépendance dans l’interdépendance »[10] à beaucoup de ses colonies d’Afrique[11] dont le Maroc.
Chaque fois que j’observe cette photo, je prends le temps de me regarder dans le ventre de ma mère : que vois-je ?
Je me pose la question.
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Adolescent, j’allais la voir quand je pouvais.
Á pied ou à dos de mulet, à partir du souq[12] de Tiddaas.[13]
Quelques kilomètres en pleine campagne.
Jusqu’à l’humble demeure.[14]
Devancé par mon cœur.
Je fixais son sourire.
Il sentait l’aube de la vie.
Je la regardais pétrir.
Ses doigts fins caressaient la pâte avec amour.
De temps à autre, elle ajoutait une petite branche de bois dans le four fait par elle-même.
Un four de terre, en forme de bol renversé avec une ouverture devant pour allumer le feu et introduire le pain à faire cuire, puis une ouverture au milieu pour dégager la fumée.
Par moments, la flamme éclairait son visage et lui donnait plus de chaleur.
Son silence me parlait.
Elle venait nous voir lorsqu’elle le pouvait.
Les premières visites dont je me souviens, remontent à la fin des années cinquante, au début des années soixante.
Il m’arrivait de mettre ma tête sur ses genoux.
Elle me caressait les cheveux et me grattait la tête.[15]
Elle parlait peu, presque à voix basse.
Comme si elle parlait à elle-même.
Elle fuyait les regards comme si sa présence gênait.
Elle mangeait à peine.
Nous nous observions discrètement, mais intensément.
C' était il y a très longtemps.
C’était hier.[16]
  
BOUAZZA



[1] Selon le calendrier dit grégorien.
[2] Mon père a procédé de la même manière avec sa première épouse (ma mère était la deuxième).
[3] Mes trois sœurs, mon frère et moi.
[4] De par sa position d’employé dans l’administration sous contrôle du colonialisme Français, mon père avait décidé de nous garder, estimant que c’était ce qu’il fallait faire puisque ma mère ne pouvait pas nous scolariser et nous assurer un avenir.
En divorçant sa première épouse, il lui avait arraché aussi ses deux enfants, mon frère aîné et ma première soeur.
Mon père a eu d’autres femmes et d’autres enfants :
Avec sa troisième épouse, il a eu huit enfants, mes cinq frères et mes trois soeurs/
Avec une autre femme, il a eu un enfant, mon frère.
Et d’un dernier mariage, il a eu  deux enfants, ma soeur et mon frère.
Ma mère de son côté, s’était remariée avec son cousin qui l’avait demandé en mariage avant mon père, mais c’était mon père qu’elle voulait, parait-il.
Avec son cousin, elle a eu quatre enfants : mes trois soeurs et mon frère.
[5] J’ai soixante sept ans.
[6] Devenu quelques années plus tard un personnage ʺimportantʺ du Maroc de ʺl’indépendance dans l’interdépendanceʺ.
[7] Il y a un certain nombre d’années, c’est cette soeur qui a confié cette photo à son fils aîné, mon neveu enseignant universitaire, journaliste, et auteur d’un livre sur le roi du Maroc, ce neveu qui vient me voir lors de ses passages en France, a été chargé par ma soeur de me remettre cette photo.
[8] Avant ma naissance qui remonte à l’année 1950, selon le calendrier dit grégorien.
[9] Et le colonialisme espagnol, ainsi que d’autres.
[10] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, occupé par la France, l’Espagne, et autres, occupation dite ″protectorat″, ce système a tout mis en place afin que le sultanat moribond soit transformé en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan, protégé est alors devenu roi au service de ce système.
[11] Et d’ailleurs.
[12] Souk, marché.
[13] Tiddas, à moins de cinquante kilomètres de Lkhmiiçaate (Khémisset).
[14] Aujourd’hui en ruines, depuis un certain temps déjà.
Il y a quelques années, un jour, ou peut-être une nuit, en m’imaginant de retour sur les ruines de cette demeure, j’ai écrit :
Des os fléchissent en moi et ma tête est allumée de blancheur.
Emmitouflé, je contemple les ruines de ce qui était une humble demeure paysanne.
Que dire de ce qui a été ?
Je regarde ce qui reste de ce qui servait de cuisine où je  tenais compagnie à ma mère, pendant qu’elle préparait à manger.
[15] Est-ce pour cette raison que j’aime toujours qu’on me caresse les cheveux et qu’on me gratte la tête ?
[16] Le temps continue de s’écouler.
Les saisons succèdent aux saisons.
Alternance du jour et de la nuit.
Mes petits-enfants poussent.
Des petits-enfants qui aident à saisir plus profondément encore, le cycle fabuleux, la voie du destin de chaque être qui accomplit ce pourquoi il est dans cet univers, en attendant l’autre.
Allaah a fait de moi un fils, un époux, un père, un grand-père.
Ses signes sont partout.
Sa miséricorde m’aide à les observer et à réfléchir.
Á méditer sur le jour qui se lève, sur le soleil et ses lueurs matinales, sur la lune quand elle vient après lui, sur la nuit qui s’étend, sur la terre, la mer, le ciel qui se rejoignent.
Des souvenirs s’assemblent.
Des pensées se rassemblent.
Des mots s’associent.
La mémoire résonne au rythme de l’inoublié.
Rythme du Sens et du Lien.
Rythme des couleurs originelles.
Rythme des graines qui germent.
Rythme des fleurs qui embaument le temps et l’espace.
Rythme des invocations.
Rythme de la louange.
Rythme de la Lumière.
Rythme de l’Amour.
Rythme du souvenir de Demain.
Ravissement.
Reconnaissance.
Ruissellement de paix.
Je suis grand-père et ma marche continue au rythme des saisons, dans l’impermanence d’ici-bas, pour la permanence de l’au-delà.
Les bienfaits de ce monde me sont généreusement offerts, et j’invoque le Seigneur des univers pour que les bienfaits de l’autre monde me soient accordés.
ʺNous avons créé l’être humain d’un choix d’argile. Puis Nous en fîmes un peu de liquide dans un lieu sûr. Puis Nous avons fait du liquide une adhérence, puis de l’adhérence un morceau de chair, puis du morceau de chair Nous avons créé des os, et avons revêtu les os de chair, puis Nous en fîmes une autre créature. Béni soit Allaah, Le Meilleur des Créateurs. Puis après cela vous êtes appelés à mourir. Puis le jour de la résurrection vous serez ressuscitésʺ.
Alqoraane (le Coran), sourate 23 (chapitre 23), Almouminoune, Les croyants, aayate 13 à aayate 16 (verset 13 au verset 16).
Qu’Allaah m’aide à faire de mon mieux pour l’Adorer comme Il le demande.
Je ne fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
http://deshommesetdesfemmes.blogspot.com

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