De
l’eau continue de couler sous les ponts comme dirait l’autre.
Des
saisons succèdent aux saisons.
Et
nous, un pas devant l’autre, marchons, clopin-clopant, chacun et chacune à son
rythme … Et vous savez quoi ?
Je
suis animateur à la télé maintenant …
Regardez-moi
bien.
Vous
me connaissez.
Alors
pourquoi vous avez l’air de ne pas me croire ?
On
dirait que vous préférez me savoir toujours délinquant …
Non ?
ce n’est pas ça, c’est quoi alors ?
Ah !
Je vois.
Comment
n’y ai-je pas pensé ?
Je
vais vous expliquer.
« Ils »
ont trouvé une solution.
Vous
savez, quand « ils » veulent, « ils » peuvent.
Un
peu de maquillage et mon teint basané est banalisé, puis quelques cours de
diction, et l’accent estampillé par mes ancêtres les Gaulois me revient.
Vous
n’avez toujours pas l’air de me croire mais ce n’est pas grave, j’ai
l’habitude.
Cela
ne m’empêche pas de raconter.
« Ils »
m’ont donc sélectionné pour animer une émission sur la cul-ture.[1]
Parfaitement.
Les
ducs à tiffes[2] ce n’est pas mon fort,
mais la cul-ture ça va, merci, comme un lundi … « Ils » ont trouvé
que j’ai le profil … pas celui du délit … l’autre … photogénique …une gueule …
pas la sale … l’autre … tête d’affiche …
Avec
moi, ils veulent signifier que tout le monde peut arriver.
À
quoi?
Il
ne faut jamais poser des questions de ce genre.
Compris ?
Je
dois croire en la LIBERTE et le montrer aux téléspectateurs et tateuses.
Tout
a été préparé.
Mon
rôle de présentateur, même une chèvre peut le tenir.
La
chèvre de monsieur Seguin ?
Mais
non elle est morte, mangée par le loup …
T’as
oublié la morale de l’histoire ou quoi ?
Daudet,
La Fontaine sur fond de textes en arabe, Kaliila wa Dimna,[3] venus
de l’Inde …
Mes
parents, installés au premier rang des invités pour le lancement de l’émission
ne m’ont pas reconnu.
Ma
sœur, à qui on ne la fait pourtant pas, non plus.
D’ailleurs
moi-même, en me regardant dans une glace, je ne me suis pas reconnu …
Dans
un décor « engagé » et au son d’une musique
« internationale », toutes les caméras, d’extrême gauche, de gauche,
du centre, de droite et d’extrême droite sont braquées sur ma tronche.
Je
pense aux lampes durant les interrogatoires d’un délinquant dans les films
policiers …
L’émission
va commencer.
Je
fais semblant d’arranger ma cravate, d’ajuster des lunettes qui ne me servent
pas à voir, mais à habiller mon nez, pour me donner un air entendu, con-pétant.[4]
Toussotant
un peu, je me sui redressé pour fixer la caméra centrale, les yeux dans
l’œil :
-
Mesdames et messieurs, bonsoir.
Nous
voilà ensemble pour une soirée cul-turelle,[5] la
cul-ture qui est notre pré-occupation[6] à
tous zéatoutes[7] représente, dans cet
univers tourmenté, le bouc-lier[8] de la
LIBERTE.
La
LIBERTE que tout le monde nous envie.
La
LIBERTE qui est une conquête de notre CIVILISATION.
Je
n’ai pas besoin de vous dire que dans ce domaine AUSSI, notre pays est le
meilleur.
Et
parce qu’il est le meilleur, il n’est pas avare de sa générosité qu’il a
toujours dispensé avec largesse à ceux zéacelles[9] qui
savent ce qu’ils lui doivent dans ce qui leur a été octroyé …
Ai-je
besoin de me référer à l’Histoire avec hache majus-cul-e ?[10]
Avec
nous ce soir, Lboul Ben Tabboune.
Dans
le domaine de la LIBERTE, il a une dimension qui, ajoutée à l’usage qu’il fait
de la langue, procure un plaisir qui remue …
-
Dites-nous Lboul Ben Tabboune, dites-nous rapidement – because time is money
n’est-ce pas ? – dites-nous mais sans dévoiler tout, juste de quoi exciter
notre envie …
-
Euh … Il est superfétatoire, pour ne pas dire superflu, voire inutile n’est-ce
pas ? pour quelqu’un comme moi, très imprégné par sa maghrébitude ou
maghrébinité, de nier ce qu’il doit à la francité ou francophonie n’est-ce
pas ? et ce, par rapport, entre autres, à la langue. Avec la langue en
effet, j’entretiens une relation charnelle.
C’est
cela même.
Charnelle
n’est-ce pas ?
Dans
cette relation, je ne dirai pas qui pénètre l’autre.
C’est
secondaire n’est-ce pas ?
Ce
qui compte c’est cette jouissivité ou jouissance réciproque.
Mais
attention, réciprocité ne signifie pas, ni en amont ni en aval, possessivité ou
possession. Elle traduit l’échange puisque lorsqu’on donne on reçoit et
inversement, n’est-ce pas ?
Mon
œuvre, intitulée « Ta-jiine[11]
n’est pas ma-jiine » prend toute sa dimension dans ce va-et-vient n’est-ce
pas ?
Gros
plan sur la tronche du syphilisé,[12] puis
sur le livre et je reprends la parole :
- Ce
que vous faites avec la langue explique votre présence ici.
Votre
livre sur la relation maghrébité-franciétude montre que de l’autre côté de la
Mer Méditerranée, Albahr Alabyad Almotawassite comme diraient mes ancêtres les
Gaulois, la LIBERTE sera toujours défendue par NOUS …
J’ai
eu à peine le temps de quitter le pla-teau[13] que
l’éducateur en détention qui n’a, lui, aucune difficulté à me reconnaître, est
venu me voir :
- Je
viens comme convenu.
Nous
allons nous rappeler ensemble comment préparer les pieds de veau, lkr’iine.
J’ai
faim rien qu’en y pensant.
Tu
te souviens ?
En
prison, tu rêvais souvent de ce plat et tu m’en parlais comme d’un trésor …
Une
fois nettoyés comme il se doit, les pieds de veau sont coupés en morceaux et
mis dans une marmite avec des oignons émincés, beaucoup de coriandre hachée, du
safran, du poivre, du sel et de l’huile d’olive vierge.
Tu
laisses revenir le temps qu’il faudra.
Tu
verses de l’eau.
La
quantité nécessaire pour avoir une sauce onctueuse à l’arrivée.
Tu
laisses cuire.
Doucement.
Tranquillement.
Tu
ajoutes ensuite les pois chiches que tu auras pris soin de laisser dans l’eau
le temps nécessaire pour gonfler et pour enlever la peau.
Le
feu doit être doux.
Tu
laisses cuire … toute une vie s’il le faut.
Et
au moment de manger, tu m’appelles pour partager ce délice du Paradis, auquel
nos mères ont donné la saveur des épices de l’AMOUR sans lesquelles la recette
ne vaut rien …
-
Manger et pisser …
C’est
à ce moment que je me suis réveillé pour aller pisser en fredonnant
« Parigot tête de veau » …[14]
BOUAZZA
[1] Culture.
[2] L’éducatif.
[3] ″Kaliila
wa Dimna″, recueil de fables animalières traduites et adaptées en arabe par
le Musulman Ibn Almoqaffa’e.
Fables
écrites au départ en sanscrit par un lettré de l’Inde et ayant connu plusieurs
traductions et adaptations.
C’est
la traduction et l’adaptation d’Ibn Almoqaffa’e qui a servi aux fables
attribuées à Jean de La Fontaine.
[4] Compétent.
[5] Culturelle.
[6] Préoccupation.
[7] Á tous et à toutes.
[8] Le bouclier.
[9] Á ceux et à celles.
[10] Majuscule.
[11] Tajiine, tajine, ragoût.
[12] Civilisé.
[13] Le plateau.
[14] Texte mis sur le net le
14 décembre 2003, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits
antérieurs.
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