mercredi 24 mai 2017

LES PIEDS DE VEAU ...

De l’eau continue de couler sous les ponts comme dirait l’autre.
Des saisons succèdent aux saisons.
Et nous, un pas devant l’autre, marchons, clopin-clopant, chacun et chacune à son rythme … Et vous savez quoi ?
Je suis animateur à la télé maintenant …
Regardez-moi bien.
Vous me connaissez.
Alors pourquoi vous avez l’air de ne pas me croire ?
On dirait que vous préférez me savoir toujours délinquant …
Non ? ce n’est pas ça, c’est quoi alors ?
Ah ! Je vois.
Comment n’y ai-je pas pensé ?
Je vais vous expliquer.
« Ils » ont trouvé une solution.
Vous savez, quand « ils » veulent, « ils » peuvent.
Un peu de maquillage et mon teint basané est banalisé, puis quelques cours de diction, et l’accent estampillé par mes ancêtres les Gaulois me revient.
Vous n’avez toujours pas l’air de me croire mais ce n’est pas grave, j’ai l’habitude.
Cela ne m’empêche pas de raconter.
« Ils » m’ont donc sélectionné pour animer une émission sur la cul-ture.[1]
Parfaitement.
Les ducs à tiffes[2] ce n’est pas mon fort, mais la cul-ture ça va, merci, comme un lundi … « Ils » ont trouvé que j’ai le profil … pas celui du délit … l’autre … photogénique …une gueule … pas la sale … l’autre … tête d’affiche …
Avec moi, ils veulent signifier que tout le monde peut arriver.
À quoi?
Il ne faut jamais poser des questions de ce genre.
Compris ?
Je dois croire en la LIBERTE et le montrer aux téléspectateurs et tateuses.
Tout a été préparé.
Mon rôle de présentateur, même une chèvre peut le tenir.
La chèvre de monsieur Seguin ?
Mais non elle est morte, mangée par le loup …
T’as oublié la morale de l’histoire ou quoi ?
Daudet, La Fontaine sur fond de textes en arabe, Kaliila wa Dimna,[3] venus de l’Inde …
Mes parents, installés au premier rang des invités pour le lancement de l’émission ne m’ont pas reconnu.
Ma sœur, à qui on ne la fait pourtant pas, non plus.
D’ailleurs moi-même, en me regardant dans une glace, je ne me suis pas reconnu …
Dans un décor « engagé » et au son d’une musique « internationale », toutes les caméras, d’extrême gauche, de gauche, du centre, de droite et d’extrême droite sont braquées sur ma tronche.
Je pense aux lampes durant les interrogatoires d’un délinquant dans les films policiers …
L’émission va commencer.
Je fais semblant d’arranger ma cravate, d’ajuster des lunettes qui ne me servent pas à voir, mais à habiller mon nez, pour me donner un air entendu, con-pétant.[4]
Toussotant un peu, je me sui redressé pour fixer la caméra centrale, les yeux dans l’œil :
- Mesdames et messieurs, bonsoir.
Nous voilà ensemble pour une soirée cul-turelle,[5] la cul-ture qui est notre pré-occupation[6] à tous zéatoutes[7] représente, dans cet univers tourmenté, le bouc-lier[8] de la LIBERTE.
La LIBERTE que tout le monde nous envie.
La LIBERTE qui est une conquête de notre CIVILISATION.
Je n’ai pas besoin de vous dire que dans ce domaine AUSSI, notre pays est le meilleur.
Et parce qu’il est le meilleur, il n’est pas avare de sa générosité qu’il a toujours dispensé avec largesse à ceux zéacelles[9] qui savent ce qu’ils lui doivent dans ce qui leur a été octroyé …
Ai-je besoin de me référer à l’Histoire avec hache majus-cul-e ?[10]
Avec nous ce soir, Lboul Ben Tabboune.
Dans le domaine de la LIBERTE, il a une dimension qui, ajoutée à l’usage qu’il fait de la langue, procure un plaisir qui remue …
- Dites-nous Lboul Ben Tabboune, dites-nous rapidement – because time is money n’est-ce pas ? – dites-nous mais sans dévoiler tout, juste de quoi exciter notre envie …
- Euh … Il est superfétatoire, pour ne pas dire superflu, voire inutile n’est-ce pas ? pour quelqu’un comme moi, très imprégné par sa maghrébitude ou maghrébinité, de nier ce qu’il doit à la francité ou francophonie n’est-ce pas ? et ce, par rapport, entre autres, à la langue. Avec la langue en effet, j’entretiens une relation charnelle.
C’est cela même.
Charnelle n’est-ce pas ?
Dans cette relation, je ne dirai pas qui pénètre l’autre.
C’est secondaire n’est-ce pas ?
Ce qui compte c’est cette jouissivité ou jouissance réciproque.
Mais attention, réciprocité ne signifie pas, ni en amont ni en aval, possessivité ou possession. Elle traduit l’échange puisque lorsqu’on donne on reçoit et inversement, n’est-ce pas ?
Mon œuvre, intitulée « Ta-jiine[11] n’est pas ma-jiine » prend toute sa dimension dans ce va-et-vient n’est-ce pas ?
Gros plan sur la tronche du syphilisé,[12] puis sur le livre et je reprends la parole :
- Ce que vous faites avec la langue explique votre présence ici.
Votre livre sur la relation maghrébité-franciétude montre que de l’autre côté de la Mer Méditerranée, Albahr Alabyad Almotawassite comme diraient mes ancêtres les Gaulois, la LIBERTE sera toujours défendue par NOUS …
J’ai eu à peine le temps de quitter le pla-teau[13] que l’éducateur en détention qui n’a, lui, aucune difficulté à me reconnaître, est venu me voir :
- Je viens comme convenu.
Nous allons nous rappeler ensemble comment préparer les pieds de veau, lkr’iine.
J’ai faim rien qu’en y pensant.
Tu te souviens ?
En prison, tu rêvais souvent de ce plat et tu m’en parlais comme d’un trésor …
Une fois nettoyés comme il se doit, les pieds de veau sont coupés en morceaux et mis dans une marmite avec des oignons émincés, beaucoup de coriandre hachée, du safran, du poivre, du sel et de l’huile d’olive vierge.
Tu laisses revenir le temps qu’il faudra.
Tu verses de l’eau.
La quantité nécessaire pour avoir une sauce onctueuse à l’arrivée.
Tu laisses cuire.
Doucement.
Tranquillement.
Tu ajoutes ensuite les pois chiches que tu auras pris soin de laisser dans l’eau le temps nécessaire pour gonfler et pour enlever la peau.
Le feu doit être doux.
Tu laisses cuire … toute une vie s’il le faut.
Et au moment de manger, tu m’appelles pour partager ce délice du Paradis, auquel nos mères ont donné la saveur des épices de l’AMOUR sans lesquelles la recette ne vaut rien …
- Manger et pisser …
C’est à ce moment que je me suis réveillé pour aller pisser en fredonnant « Parigot tête de veau » …[14]

BOUAZZA



[1] Culture.
[2] L’éducatif.
[3] ″Kaliila wa Dimna″, recueil de fables animalières traduites et adaptées en arabe par le Musulman Ibn Almoqaffa’e.
Fables écrites au départ en sanscrit par un lettré de l’Inde et ayant connu plusieurs traductions et adaptations.
C’est la traduction et l’adaptation d’Ibn Almoqaffa’e qui a servi aux fables attribuées à Jean de La Fontaine.
[4] Compétent.
[5] Culturelle.
[6] Préoccupation.
[7] Á tous et à toutes.
[8] Le bouclier.
[9] Á ceux et à celles.
[10] Majuscule.
[11] Tajiine, tajine, ragoût.
[12] Civilisé.
[13] Le plateau.
[14] Texte mis sur le net le 14 décembre 2003, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits antérieurs.

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