vendredi 26 mai 2017

URBI ET ORBI

Il y a des choses difficiles à aborder, n’est-ce pas ?
« Les ducs à tiffes »[1] par exemple.
On ne sait pas quoi en dire.
Alors, on dit n’importe quoi.
On fait tout pour rendre complexe ce qui est simple.
On se gave de phraséologie et on bave d’autosatisfaction en parlant de lanternes alors qu’on sait qu’il s’agit de vessies …
On use de mots creux, brouillés, vidés, insignifiants, nuls …
La cendre qu’emporte le vent un jour d’orage …
Ce n’est pas de cela que je veux vous parler mais encore d’un mineur en détention.
Il a eu rendez-vous au parloir avec son père il y a quelques jours.
Quatre semaines après son incarcération.
Vous savez que les démarches pour l’obtention d’un permis de visite sont « kafkaïennes » comme vous dites.
Je ne vous apprends rien, je sais …
Ce mineur connaît peu de choses sur le parcours de ses parents.
Ce rendez-vous au parloir a pris une immense importance.
Il en parle de toutes ses fibres …
Tous les jours, son père se lève très tôt.
Il ne lui a jamais demandé ce qu’il faisait une fois dehors et le père n’a jamais pensé à le lui dire …
Le père s’engouffre dans les dédales du quotidien parmi la multitude.
Il cherche sa part de ce qui est réparti entre les êtres.
Avant de partir, il regarde dormir ses enfants et les couvre de son sourire.
Beau comme les Univers.
Il a toujours cru que cela suffisait à les protéger …
Mais n’a pas su le leur transmettre …
À la fin de son trajet en train, il glisse sous terre pour continuer en métro.
Le kiosque à journaux étale ses papiers.
Insultants pour le père.
Depuis toujours.
Sans intérêt …
La cendre qu’emporte le vent un jour d’orage …
L’Essentiel est ailleurs pour ce père d’un temps et d’un espace autres …
Les affiches publicitaires tout le long du quai présentent la femme dans toutes les positions comme support pour tout vendre …
Sur l’une d’elles, une blonde, nue, face à une glace, prise de derrière et de devant, vante la banane.
Texte : Pour être LIBRE, mon corps a besoin de la banane.
La banane, le fruit de la LIBERTÉ.
Sur un banc, un sans domicile dort.
À ses pieds, une bouteille de vin.
Vide.
Au dessus, une affiche avec un enfant noir affamé.
Texte : Défendez votre LIBERTÉ.
Envoyez vos chèques pour qu’il reste en Afrique.
Le père, au milieu du flot, accède au compartiment.
Parmi les femmes assises, certaines font machinalement des gestes pour tirer sur le bout de tissu qui leur sert de jupe, et attirent automatiquement des regards vers ce qui leur tient lieu de culotte …
D’autres se tripotent avec des types et s’introduisent mutuellement les langues dans les bouches …
Des culs sont collés à des sexes, des mains sont prises entre des fesses …
C’est l’heure de pointe.
Des hommes et des femmes paraissent plongés dans des lectures, semblent absorbés ou dorment comme ils peuvent.
Des voleurs à la tire opèrent tranquillement pendant qu’une voix enregistrée met en garde contre les pickpockets …
Parmi les usagers, ceux et celles qui veulent monter à l’arrêt, coincent ceux et celles qui veulent descendre.
Les émanations variées, les secousses multiples, le bruit de la machine, les lamentations de plus en plus nombreuses de ceux et de celles qui font la manche ajoutent à l’ambiance quotidienne du métro …
Vous le savez.
Je ne vous apprends rien, je sais …
Le père descend et entreprend le trajet qu’il fait à pied pour atteindre son lieu de travail.
Il connaît les endroits de ce trajet où s’accumulent des seringues de drogués jetées après usage, comme les capotes, les bouteilles d’alcool, et autres traces d’activités nocturnes dans les recoins du chantier …
Le père commence le travail.
Très dur et très mal payé.
Dans son parcours, il le vit cependant comme une prière.
Il sent en lui une éclosion de sens.
Il a la sensation de s’élever, comme dans un songe lointain, où il se voit avec des oiseaux au dessus d’un océan sans limite …
Le mineur en détention voulait que tout le monde le sache …
Il en a même parlé aux corbeaux, aux mouettes autour de la Maison d’Arrêt et les a chargé de transmettre …
Vous le savez.
Je ne vous apprends rien, je sais …[2]
  
BOUAZZA



[1] L’éducatif.
[2] Texte mis sur le net le 28 décembre 2003, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits antérieurs. 

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