mardi 13 juin 2017

DEHORS ...DEDANS ...


Le parcours est long.
L’épreuve commence avec les transports en commun.
Presque quatre vingt dix minutes, deux changements et des attentes à n’en plus finir … avec en prime, une voix d’hôtesse ménopausée égrenant sans cesse la même prose sur les « problèmes techniques », le « plan Vigipirate », les « sacs à signaler », l’ordre d’être « attentifs ensemble » … J’en passe et des pires …
Sur le quai M comme « Mo-nique », ça ne sent pas bon …
Les énervements se multiplient …
Et que serait la vie sans cela, vous pouvez me le dire ?
En arrivant sur le lieu du travail, un autre parcours commence.
Accéder au bâtiment en détention.
C’est un parcours d’un autre genre.
Une infinité de portes.
Contrôle.
Détecteur.
Pas de téléphone portable …
Une porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une autre porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une autre porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une autre porte s’ouvre …
Un mineur délinquant incarcéré m’attend.
Il m’arrive de le voir en cellule.
C’est le cas aujourd’hui.
J’ai du temps et lui aussi.
L’éducatrice qui était chargée de son suivi dehors et qui a « tout fait » pour qu’il ne soit pas dedans, est venue le voir pour lui parler du « projet de sortie », de ce qu’il doit faire dehors et lui signifier qu’avec « les ducs à tiffes »,[1] dont elle est le porte-parole, il ne reviendra plus dedans …
Pendant qu’elle débite sa prose, il pense à une femme sur un lit d’hôpital.
Elle ouvre les yeux.
Doucement.
L’intervention chirurgicale ne s’est pas passée comme prévu, mais ça va.
Dans ses yeux, le regard de son homme.
Transfusion d’amour.
Pour s’assurer qu’elle est consciente, le médecin lui demande :
- À quand remonte votre réveil ?
Le sourire paisible, le regard dans les yeux de son homme, elle répond :
- Au temps où les dromadaires avaient des ailes et les grenouilles des plumes …
L’éducatrice continue de débiter sa prose …
Dès que son service a été chargé par le magistrat du suivi du mineur dans le cadre pénal, elle a décidé, avec deux collègues à elle, de commencer « le travail éducatif » avec lui et deux autres mineurs délinquants, en parlant d’un « séjour de rupture » dans un « camp éducatif », au bord de la mer … « le partage du plaisir » a-t-elle précisé est « le meilleur moyen éducatif dans le cadre des mesures pénales » … surtout lorsque le mineur ne laisse pas insensible et qu’il suscite des choses …
Lui n’a rien compris, m’a-t-il dit.
C’est normal a souligné l’éducatrice.
Il a refusé « le séjour de rupture ».
Elle a cligné des yeux et s’est gratté entre les cuisses.
Devant et derrière.
Dehors et dedans.
Elle a mis l’index dans son nez pendant un moment puis a continué à ânonner des analyses …[2]
Elle est arrivée cependant à obtenir qu’il accepte « un déjeuner éducatif » en tête à tête.
Ils sont allés à Mc Donald’s.
L’administration refuse de payer plus.
C’est dégueulasse, dit l’éducatrice, mais c’est toujours ça de pris.
Pas de cadeau à la hiérarchie, a-t-elle souligné …
Dès le début de la queue, le mineur délinquant lui a demandé :
- Madame, c’est quoi l’éducatif ?
- Hein ? « Les ducs à tiffes » ?
Nous en parlerons plus tard.
On va bouffer maintenant.
Laisse-toi aller …
Après le repas, elle a tenu à l’accompagner dans son quartier.
En arrivant, des mecs faisaient un foot.
Elle voulait en faire aussi.
Elle aime exciter les mecs …
Le mineur délinquant lui a demandé alors d’aller chercher une savonnette pour qu’elle prenne sa douche avec les mecs à la fin du match …
Elle a cligné des yeux et s’est grattée entre les cuisses.
Devant et derrière.
Dehors et dedans.
Elle a mis l’index dans son nez pendant un moment puis a continué à ânonner des analyses …[3]
Lorsqu’elle est venue voir le mineur délinquant en prison, elle se croyait en colonie de vacances …
Elle lui a parlé d’un « camp éducatif » d’équitation dans la Drôme et d’un autre de canoë-kayak dans les gorges de l’Ardèche …
« Partage du plaisir … meilleur moyen éducatif dans le cadre des mesures pénales » …
Il n’a rien dit …
Dans un écrit au magistrat, elle a noté que le mineur a du mal à « verbaliser » et qu’il est urgent de le placer, dans le cadre d’un « séjour de rupture », au sein d’une structure adaptée pour « les ducs à tiffes » …
Parfois, me dit le mineur délinquant incarcéré, lorsqu’il fait des invocations, il pense à elle, et demande qu’elle puisse guérir un jour …
Dans la cellule, il voulait me parler un peu du déroulement de la détention avant de le faire par courrier à un de ses potes …
« Lorsque le magistrat a décidé de m’incarcérer, j’ai senti un grand tremblement dans tout mon être …
Je suis arrivé menotté dans un fourgon cellulaire.
Au greffe de la prison, on m’a retiré les menottes.
Je suis passé à la fouille puis à la douche.
On m’a donné un paquetage et on m’a mis dans une cellule.
J’ai pleuré en silence.
Après, j’ai vu plein de monde.
Chaque fois pour un entretien …
Souvent, pendant les entretiens, des images défilent … « cerfs volants fous, tempête de vent de sable cinglant » …
Je me vois observant un cheval noir luisant qui erre ici et là-bas …
Galop vertigineux … « reliefs, vals, forêts, rivières » …
Le hennissement parcourt la terre …
Les surveillants ne sont pas trop chiants …
Mais c’est la prison et quand on est dedans, ce n’est pas comme on l’imagine dehors …
Après le petit déjeuner, des fois il faut aller aux cours.
Comme à l’école.
Maintenant ça m’intéresse …
Mais je préfère les cours de promenade.
Je retrouve plus de compagnons de prison.
Nous sommes dedans, mais ensemble, nous pensons mieux à dehors.
Ce n’est pas toujours simple entre nous, mais ça va …
Nous parlons beaucoup de ce que nous avons fait …
La cellule, c’est incroyable ce qu’elle peut être spacieuse parfois …
Les souvenirs jaillissent de partout.
Surtout la nuit.
Et ils ne manquent jamais de place …
Tout ce qui est dehors peut venir … et ce qui se passe dedans, c’est incroyable … ma parole …
J’aime les moments où je reçois ce que j’ai cantiné …
Lorsqu’on a de l’argent, on peut cantiner, c'est-à-dire acheter ce qu’on veut avec l’argent qu’on reçoit …
Ceux qui n’ont pas d’argent, on leur passe un peu de ce qu’on achète …
Pas toujours … ça dépend … des fois, on se fait racketter …
C’est comme dehors …
Ce que j’aime le plus, c’est le parloir.
Les visites de la famille.
J’aime aussi le courrier.
Ce qui est dur, c’est le parloir « fantôme », c'est-à-dire quand on attend une visite et que la personne ne vient pas … ça c’est mortel …
Par moments, en moi, il y a des choses qui se passent dedans et que personne ne voit dehors. Je les montre de temps en temps, mais tout le monde n’arrive pas à les voir …
Actuellement, dedans, je vois mieux certaines choses de dehors que je ne savais pas regarder avant … ».
Le mineur délinquant incarcéré s’est arrêté de parler.
J’ai quitté la cellule.
De loin, me parvient le chant repris en chœur par les corbeaux et les mouettes, en grand nombre, qui viennent se nourrir de ce que les prisonniers leur passent à travers les barreaux. Le chant inoublié.
Le chant du commencement.
Le chant de la louange.[4]

BOUAZZA



[1] L’éducatif.
[2] Ânes à Lise ...
[3] Ânes à Lise ...
[4] Texte mis sur le net, sans l’illustration, le 20 mai 2004, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits antérieurs.

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