Le
parcours est long.
L’épreuve
commence avec les transports en commun.
Presque
quatre vingt dix minutes, deux changements et des attentes à n’en plus finir …
avec en prime, une voix d’hôtesse ménopausée égrenant sans cesse la même prose
sur les « problèmes techniques », le « plan Vigipirate »,
les « sacs à signaler », l’ordre d’être « attentifs
ensemble » … J’en passe et des pires …
Sur
le quai M comme « Mo-nique », ça ne sent pas bon …
Les
énervements se multiplient …
Et
que serait la vie sans cela, vous pouvez me le dire ?
En
arrivant sur le lieu du travail, un autre parcours commence.
Accéder
au bâtiment en détention.
C’est
un parcours d’un autre genre.
Une
infinité de portes.
Contrôle.
Détecteur.
Pas
de téléphone portable …
Une
porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une
autre porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une
autre porte s’ouvre …
Marche.
Attente.
Une
autre porte s’ouvre …
Un
mineur délinquant incarcéré m’attend.
Il
m’arrive de le voir en cellule.
C’est
le cas aujourd’hui.
J’ai
du temps et lui aussi.
L’éducatrice
qui était chargée de son suivi dehors et qui a « tout fait » pour
qu’il ne soit pas dedans, est venue le voir pour lui parler du « projet de
sortie », de ce qu’il doit faire dehors et lui signifier qu’avec
« les ducs à tiffes »,[1] dont
elle est le porte-parole, il ne reviendra plus dedans …
Pendant
qu’elle débite sa prose, il pense à une femme sur un lit d’hôpital.
Elle
ouvre les yeux.
Doucement.
L’intervention
chirurgicale ne s’est pas passée comme prévu, mais ça va.
Dans
ses yeux, le regard de son homme.
Transfusion
d’amour.
Pour
s’assurer qu’elle est consciente, le médecin lui demande :
- À
quand remonte votre réveil ?
Le
sourire paisible, le regard dans les yeux de son homme, elle répond :
- Au
temps où les dromadaires avaient des ailes et les grenouilles des plumes …
L’éducatrice
continue de débiter sa prose …
Dès
que son service a été chargé par le magistrat du suivi du mineur dans le cadre
pénal, elle a décidé, avec deux collègues à elle, de commencer « le
travail éducatif » avec lui et deux autres mineurs délinquants, en parlant
d’un « séjour de rupture » dans un « camp éducatif », au
bord de la mer … « le partage du plaisir » a-t-elle précisé est
« le meilleur moyen éducatif dans le cadre des mesures pénales » … surtout
lorsque le mineur ne laisse pas insensible et qu’il suscite des choses …
Lui
n’a rien compris, m’a-t-il dit.
C’est
normal a souligné l’éducatrice.
Il a
refusé « le séjour de rupture ».
Elle
a cligné des yeux et s’est gratté entre les cuisses.
Devant
et derrière.
Dehors
et dedans.
Elle
a mis l’index dans son nez pendant un moment puis a continué à ânonner des
analyses …[2]
Elle
est arrivée cependant à obtenir qu’il accepte « un déjeuner
éducatif » en tête à tête.
Ils
sont allés à Mc Donald’s.
L’administration
refuse de payer plus.
C’est
dégueulasse, dit l’éducatrice, mais c’est toujours ça de pris.
Pas
de cadeau à la hiérarchie, a-t-elle souligné …
Dès
le début de la queue, le mineur délinquant lui a demandé :
-
Madame, c’est quoi l’éducatif ?
-
Hein ? « Les ducs à tiffes » ?
Nous
en parlerons plus tard.
On
va bouffer maintenant.
Laisse-toi
aller …
Après
le repas, elle a tenu à l’accompagner dans son quartier.
En
arrivant, des mecs faisaient un foot.
Elle
voulait en faire aussi.
Elle
aime exciter les mecs …
Le
mineur délinquant lui a demandé alors d’aller chercher une savonnette pour
qu’elle prenne sa douche avec les mecs à la fin du match …
Elle
a cligné des yeux et s’est grattée entre les cuisses.
Devant
et derrière.
Dehors
et dedans.
Elle
a mis l’index dans son nez pendant un moment puis a continué à ânonner des
analyses …[3]
Lorsqu’elle
est venue voir le mineur délinquant en prison, elle se croyait en colonie de
vacances …
Elle
lui a parlé d’un « camp éducatif » d’équitation dans la Drôme et d’un
autre de canoë-kayak dans les gorges de l’Ardèche …
« Partage
du plaisir … meilleur moyen éducatif dans le cadre des mesures pénales » …
Il
n’a rien dit …
Dans
un écrit au magistrat, elle a noté que le mineur a du mal à
« verbaliser » et qu’il est urgent de le placer, dans le cadre d’un
« séjour de rupture », au sein d’une structure adaptée pour
« les ducs à tiffes » …
Parfois,
me dit le mineur délinquant incarcéré, lorsqu’il fait des invocations, il pense
à elle, et demande qu’elle puisse guérir un jour …
Dans
la cellule, il voulait me parler un peu du déroulement de la détention avant de
le faire par courrier à un de ses potes …
« Lorsque
le magistrat a décidé de m’incarcérer, j’ai senti un grand tremblement dans
tout mon être …
Je
suis arrivé menotté dans un fourgon cellulaire.
Au
greffe de la prison, on m’a retiré les menottes.
Je
suis passé à la fouille puis à la douche.
On
m’a donné un paquetage et on m’a mis dans une cellule.
J’ai
pleuré en silence.
Après,
j’ai vu plein de monde.
Chaque
fois pour un entretien …
Souvent,
pendant les entretiens, des images défilent … « cerfs volants fous,
tempête de vent de sable cinglant » …
Je
me vois observant un cheval noir luisant qui erre ici et là-bas …
Galop
vertigineux … « reliefs, vals, forêts, rivières » …
Le
hennissement parcourt la terre …
Les
surveillants ne sont pas trop chiants …
Mais
c’est la prison et quand on est dedans, ce n’est pas comme on l’imagine dehors
…
Après
le petit déjeuner, des fois il faut aller aux cours.
Comme
à l’école.
Maintenant
ça m’intéresse …
Mais
je préfère les cours de promenade.
Je
retrouve plus de compagnons de prison.
Nous
sommes dedans, mais ensemble, nous pensons mieux à dehors.
Ce
n’est pas toujours simple entre nous, mais ça va …
Nous
parlons beaucoup de ce que nous avons fait …
La
cellule, c’est incroyable ce qu’elle peut être spacieuse parfois …
Les
souvenirs jaillissent de partout.
Surtout
la nuit.
Et
ils ne manquent jamais de place …
Tout
ce qui est dehors peut venir … et ce qui se passe dedans, c’est incroyable … ma
parole …
J’aime
les moments où je reçois ce que j’ai cantiné …
Lorsqu’on
a de l’argent, on peut cantiner, c'est-à-dire acheter ce qu’on veut avec
l’argent qu’on reçoit …
Ceux
qui n’ont pas d’argent, on leur passe un peu de ce qu’on achète …
Pas
toujours … ça dépend … des fois, on se fait racketter …
C’est
comme dehors …
Ce
que j’aime le plus, c’est le parloir.
Les
visites de la famille.
J’aime
aussi le courrier.
Ce
qui est dur, c’est le parloir « fantôme », c'est-à-dire quand on
attend une visite et que la personne ne vient pas … ça c’est mortel …
Par
moments, en moi, il y a des choses qui se passent dedans et que personne ne
voit dehors. Je les montre de temps en temps, mais tout le monde n’arrive pas à
les voir …
Actuellement,
dedans, je vois mieux certaines choses de dehors que je ne savais pas regarder
avant … ».
Le
mineur délinquant incarcéré s’est arrêté de parler.
J’ai
quitté la cellule.
De
loin, me parvient le chant repris en chœur par les corbeaux et les mouettes, en
grand nombre, qui viennent se nourrir de ce que les prisonniers leur passent à
travers les barreaux. Le chant inoublié.
Le
chant du commencement.
Le
chant de la louange.[4]
BOUAZZA
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