dimanche 18 juin 2017

VEILLÉE ...


On me croyait enfermé dans ma cellule.
Comme d’autres mineurs délinquants incarcérés.
En fait, je n’y étais pas.
Lorsqu’on me croit dedans, il m’arrive d’être dehors.
Parfois, les apparences sont trompeuses, n’est-ce pas ?
J’étais dans une soirée à la campagne.
L’éducateur en détention aussi.
Avec son épouse.
Elle est comme je l’imaginais.
Il y avait aussi une des deux conteuses, vous vous rappelez ?
Elle était avec son fils, un adolescent, et son homme.
Rien qu’au regard, son homme transmettait le magnifique air du « Mont Cosmos ».
Je me suis tout de suite senti bien parmi eux.
C’est comme si je les connaissais depuis « le temps où les dromadaires avaient des ailes et les grenouilles des plumes… ».
Le couple qui nous reçoit à la campagne ne m’est pas inconnu et me plaît.
J’étais avec d’autres personnes.
Des hommes et des femmes.
Des enfants aussi.
Les hommes et les femmes avaient l’air de me connaître et parlaient de mon suivi et de celui d’autres mineurs.
Suivi éducatif décidé par des magistrats.
Suivi par exemple en milieu ouvert ou dans des structures d’hébergement.
Ils faisaient semblant de ne pas comprendre comment ce suivi ne m’a pas permis, ainsi qu’à d’autres mineurs, d’éviter la prison.
Ils refusaient de savoir.
Ils ne voulaient pas engager une réelle réflexion sur ce qu’ils font.
Ils « dialectisaient » sur « les ducs à tiffes »[1] en évitant de parler de l’incarcération …
Il y avait comme une gêne en présence de l’éducateur en détention.
Pourtant, lui et moi, comprenions ce qu’ils ne disaient pas.
Nous avons le « don » de nous faufiler dans les « pensées » …
Il nous est donc aisé de les entendre « perroquer » que «  les ducs à tiffes » en prison est impossible …
De cette façon, ils ne remettent surtout pas en cause leurs « pratiques professionnelles » …
- Papa, c’est quoi « les ducs à tiffes » ?
- Occupe-toi de ton assiette et ne pose pas de question idiote, compris ?
Deux petites filles et un garçon s’amusaient et donnaient à la soirée un parfum des plus agréables.
Je n’ai eu aucun mal à devenir comme eux et à m’introduire dans leur univers …
Un autre temps …
Un espace autre …
Une musique me parvenait et se transformait en paysages qu’il ne m’est pas possible de décrire.
Les sons de la guitare (qui étaient en fait ceux du piano d’après les connaisseurs) dessinaient d’étranges tableaux qu’un bonhomme s’empressait d’exposer dans son restaurant à Paris, dans le onzième arrondissement.
Tout en mangeant, je fixais de temps à autre le jeune artiste auquel ces tableaux étaient attribués, qui flottait avec des corbeaux et des mouettes au dessus des personnes présentes, en m’adressant un sourire amical, avant de devenir subitement un enfant de moins de quatre ans, choisissant avec ses parents « deux poissons rouges et un noir avec une queue ondulant à sa suite … »
 À la maison, le matin, devant l’aquarium, « il attrape un poisson, l’embrasse sur le front, le dépose sur la table … ».
Il fait de même avec les autres et les remet ensuite dans l’eau.
« Enfin est-ce une eau ?
C’est marron et épais comme un torrent de boue, avec des morceaux qui flottent …
Il a décidé de partager le déjeuner avec les poissons et a vidé la moitié d’une boîte de céréales dans l’aquarium … ».
À la campagne, un monsieur que j’ai déjà vu quelque part, parlait à l’éducateur en détention de son travail en Russie – terre natale d’un certain Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, ex-chef du parti de l’avant-garde révolutionnaire de l’humanité soviétisée – avec des dizaines de mineurs délinquants, pratiquement sans moyens …
L’éducateur en détention écoutait et comprenait encore plus clairement que les discours de certains zé de certaines ici, resteront encore longtemps du domaine du pipi de chat …
Dans un autre coin, quelqu’un expliquait que face à la violence des mineurs dans la structure d’hébergement où il est chargé de leur suivi, il fait appel, en accord avec « l’équipe », aux forces de l’ordre chaque fois que c’est nécessaire, pour « poser les limites » et c’est « super » de pouvoir le faire …
Un peu à l’écart, quelqu’un chante en silence « le thon des sœurs Ize »[2]
Vous vous souvenez ?
La personne qui l’accompagne tente de voiler son désarroi en parlant de tout et de rien …
Une parade verbale …
Une danse du ventre au rythme d’une idée au logis[3] pour zombies …
Pas loin des charbons ardents du barbecue, les mères Guez[4] grillées n’avaient pas l’air d’exciter le désir cul-inaire[5] de celle qui rêvassait à je ne sais quoi en parlant d’une recette de cuisine de sa mère :
le steack-frites avec de la moutarde qui monte au nez …
Tout ce monde cohabitait en « bonne intelligence » comme dirait l’autre, en utilisant la formule conne-sacrée[6]
En voulant aller chercher un verre d’eau, j’ai glissé et je me suis réveillé au bas du lit, sur le sol de la cellule.
Avec une forte envie de pisser…de manger et pisser …[7]
  
BOUAZZA



[1] L’éducatif.
[2] Le temps des cerises.
[3] Idéologie.
[4] Les merguez.
[5] Culinaire.
[6] Consacrée.
[7] Manger épicé.
Texte mis sur le net, sans l’illustration, le 2o juin 2004 selon le calendrier dit grégorien.

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