mercredi 7 juin 2017

QUAND ON AIME, ON CONTE ...


Elle est arrivée un matin de printemps en prison.
Des mineurs délinquants savaient qu’elle allait venir.
Avec une autre qui interviendrait à la séance d’après.
Une promesse en devenir qui sent toutes les saisons.
Pleine de couleurs, de parfums.
« Reliefs, vals, forêts, rivières … ».
Un regard sans mot au départ.
Silence.
Paix.
Salaam.
Pace.
Peace …
Par le soleil et son éclat …
La conteuse était assise et nous caressait du regard.
Lentement, elle s’est mise à allumer des bougies disposées devant elle.
Des étoiles sur la terre.
Elle avait cette aisance naturelle qui dégage un calme profond, appelle la confiance.
« Une lumière retentit dans la pièce étroite ».
J’ai jeté un coup d’œil à l’éducateur en prison et j’ai lu dans ses yeux la confirmation de ce que j’ai saisi : cette femme nous connaît.
L’autre aussi.
L’éducateur en prison qui a introduit des conteuses auprès des mineurs délinquants incarcérés, était à l’Ecoute.
Tout comme moi.
La conteuse s’est mise à conter …
Elle semblait s’excuser d’avoir tardé à venir et, comme pour rattraper le temps perdu, elle s’est élancée à grands pas à l’intérieur de ma personne, dans des dédales qu’elle n’avait aucune difficulté à suivre :
- « Ils marchent.
Depuis combien de temps ?
Quelle distance ont-ils parcouru ?
Pour eux, le temps ne compte pas et ils ne mesurent pas l’espace.
Un immense souffle est en eux.
Le but est dans leur cœur et c’est l’Essentiel.
Ce qui doit être sera.
Le tumulte se perd au loin.
Par moment, de lourds nuages voilent la clarté du jour.
Mais pour ces êtres qui marchent, le ciel est d’une extraordinaire luminosité …
Et marche aujourd’hui et marche demain, à force de marcher on fait du chemin …
- Attendez-moi. Attendez-moi.
Ceux qui dans la marche ont entendu cette voix, se sont arrêtés net.
L’homme courait de toutes ses forces et dans sa course, semblait être sur des cimes.
- Attendez-moi. Attendez-moi.
Lorsqu’ils se tournèrent vers lui comme un seul corps, il s’arrêta à son tour.
Tout près d’eux déjà.
Ils virent d’abord ses yeux.
Comme de l’eau claire.
Cette eau d’où jaillit toute chose vivante.
- Ils ont voulu m’interdire le Chemin.
Ils ont tout fait pour me le cacher.
Ils m’ont enfermé parce que j’ai refusé leurs dieux : dieu-trahison, dieu-imposture, dieu-escroquerie, dieu-duperie, dieu-artifice, dieu-simulacre, dieu-souillure, dieu-corruption, dieu-débauche, dieu-vanité, dieu-mensonge, dieu-usure, dieu-profit, dieu-bourse, dieu-vol, dieu-argent, dieu-hypocrisie.
J’ai proclamé la mort de leurs dieux.
Il se mit à marcher lentement vers eux pour combler la petite distance qui les séparait encore. Dans ses pas ils reconnurent le rythme qui est celui des leurs.
À leur tour, ils se mirent à avancer vers lui.
- Ils ont voulu empêcher notre rencontre.
Ils ont voulu nous priver de la moisson.
Ils l’entourent et le regardent comme pour lui dire de continuer et il continue :
- Ils m’ont volé la Paix.
J’ai erré.
J’ai erré longtemps.
J’ai souffert.
J’ai souffert longtemps.
J’ai pleuré.
J’ai pleuré longtemps.
J’ai cherché.
J’ai cherché longtemps.
Mais jamais.
Oui jamais.
Jamais je n’ai désespéré.
Il était enveloppé dans un long manteau.
Il n’avait pas de trace de fatigue et dégageait une profonde sérénité.
- Ils ont alors fini par me mettre dans une tombe.
Mais le cercueil était vide.
Comme la cage qu’ils ferment alors que l’oiseau n’y est pas.
Cela, ils ne peuvent le comprendre.
J’ai réappris à Aimer.
AIMER À RETROUVER LA RAISON.
Des enfants le font asseoir et lui servent à boire.
De l’eau claire.
Comme ses yeux.
Une jeune fille lui dit :
- Par le simple fait d’ÊTRE, nous déclenchons la haine qui est en eux.
La haine qui rouille leurs cœurs.
Ils ne nous connaissent pas et ont de plus en plus peur.
Ils n’arrivent pas à voir plus loin que le doigt qui pourtant leur indique le Chemin. L’ignorance les aveugle.
Nous sommes à l’Ecoute de ce qui leur échappe.
Nous nous souvenons de Demain …
L’homme se leva.
Il embrassa les enfants sur le front, lança un rire qui se mélangea instantanément avec les autres rires et dit :
- Ils combattent ce devant quoi ils devraient se prosterner dans la poussière.
Je viens avec vous.
Chantez-moi le Chant de la Marche.
Il parla ainsi avec son cœur et c’est des cœurs que retentit le Chant de la Marche : la pleine lune s’est levée au dessus de nous ».
Au fur et à mesure de la progression du conte, le temps et l’espace se mêlaient pour faire jaillir une dimension AUTRE.
La conteuse s’élevait avec nous.
Le toit s’est ouvert et nous avons rejoint le ciel.
Les corbeaux et les mouettes qui viennent en grand nombre se nourrir de ce que les détenus leur « transmettent » à travers les barreaux, y étaient.
Le cheval noir y était aussi.
Luisant …
Vous vous souvenez ?
Des pigeons partaient dans un envol majestueux et revenaient tournoyer au dessus de nos têtes.
Nos cœurs s’emplissaient de Lumière et nous flottions agréablement dans le ciel, pendant que de la terre jaillissaient des couleurs qui nous rejoignaient afin d’entonner avec nous le Chant inoublié, le Chant du commencement, le Chant de la Louange …
Nos tapis volants n’avaient aucune envie d’atterrir …
À quand remonte notre Élévation ?
Au temps où les dromadaires avaient des ailes ?
Au temps où les grenouilles avaient des plumes ?
Combien sommes-nous ?
QUAND ON AIME ON NE COMPTE PAS …[1]

BOUAZZA



[1] Texte mis sur le net, sans l’illustration, le 10 avril 2004, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits antérieurs.

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