Le crépuscule commençait à envelopper la prison, réveillant
des souvenirs chez des détenus et emplissant des cellules d’images de toutes
sortes qui n’ont aucun mal à se mouvoir dans cet espace pourtant restreint.
Des images qui permettent de voyager sans limiter les
destinations.
Les détenus qui en parlent, accordent souvent une grande
place à la famille, et savent donner un parfum à leurs récits de sorte que la
suite soit fortement attendue.
L’attente de cette suite pour certains, donne un sens à
l’écoulement du temps et rythme les journées …
Parfois, ces récits éclairent tellement le sombre de la
Maison d’Arrêt, que des prisonniers sentent une lumière dans leur cœur.
Cette lumière leur fait sentir, au fond de la poitrine, des
battements, tels ceux du cœur de la mère que l’enfant garde en lui …
Au quartier des mineurs délinquants incarcérés, l’un des
derniers arrivants était comme muet et paraissait inaccessible.
Pendant plusieurs jours, il avait gardé le silence.
Un matin, il s’était mis à rire tout seul.
Son rire ressemblait aux sanglots d’un enfant perdu.
Et tout de suite après, il a demandé à voir l’éducateur en
détention chargé de son suivi.
Petit à petit il s’est mis alors, comme dans la réalisation
d’un collier, à enfiler des mots pour continuer son ouvrage …
Son père est mort il y a de cela trois années.
Suite à ce qui a été appelé un accident de travail.
Il avait effectué en France des tâches pénibles pendant de
longues périodes …
Lorsque son père et sa mère se sont mariés, ils vivaient
dans un village, non loin de la Mer Méditerranée.
Akdeniz dans leur langue.
La Mer Blanche.
Un village où, lorsqu’une fille naît, on met une sorte de
cruche (ou une autre poterie de ce genre, ou une bouteille) sur le toit de la
maison.
Quand c’est un garçon, on plante des peupliers.
À la naissance de sa mère, une cruche en terre rouge a été
fixée sur un coin du toit de la demeure en pisé.
À celle de son père, quelques peupliers ont été plantés.
Pas très nombreux.
Les grands-parents ne disposaient pas de beaucoup de
terrain et avaient déjà eu d’autres garçons pour lesquels il avait fallu
planter des peupliers.
« Et marche aujourd’hui, marche demain, à force de
marcher, on fait du chemin … ».
Des saisons ont succédé aux saisons…
De sa position en hauteur, la cruche semblait contempler ce
qu’il y avait autour.
Les peupliers ont poussé.
Fermement enracinés dans la terre, ils tendaient vers le
ciel.
Le père et la mère qui, enfants, jouaient ensemble, se
connaissent mieux.
Ils se sont initiés aux échanges et à leurs symboles, ont
compris la place de chacun dans la vie du village et tentent d’occuper la leur
convenablement.
Tout jeune, le père s’occupait du troupeau, labourait la
terre et participait à divers autres travaux des champs.
La mère trayait les brebis, les chèvres et les vaches,
tissait des tapis et des couvertures, cuisinait et participait à certains
travaux des champs.
Le temps continuait de se consumer …
Un soir, autour d’une table basse sur le tapis tissé par la
grand-mère pour couvrir le sol en terre battue, les membres de la famille se
préparaient à prendre leur repas dans le même plat. Le père, qui avait alors
dix-sept ans, a mis sa cuillère dans le riz et a quitté la pièce commune sans
manger.
Les membres de la famille ont esquissé un léger sourire et
ont entamé le dîner.
Avec appétit.
Le lendemain, la mère, qui avait alors quinze ans, s’est
mise à laver la cruche et à la décorer. Les membres de sa famille ont esquissé
un léger sourire et ont humé, comme dans un recueillement, les senteurs du
repas qu’ils se préparaient à partager.
Avec appétit.
Au bout de quelques jours, les parents du père se sont
invités pour le café chez les parents de la mère.
La date de la rencontre a été fixée d’un commun accord.
Le jour dit, il y avait comme un air de fête.
Le père était habillé mieux qu’à l’ordinaire.
Ses parents aussi.
Une vieille tante qui vivait avec eux également.
La mère, déjà très belle, l’était encore plus dans sa
nouvelle tenue d’une grande simplicité. Ses parents étaient aussi bien
habillés.
Le grand-père qui vivait avec eux également.
Dans la pièce commune, les discussions allaient bon train.
La mère n’y participait pas.
Elle préparait le café mais suivait attentivement le
déroulement des échanges.
Sans en avoir l’air.
Le père, lui, avait l’air maladroit et les traits de son
visage trahissaient un certain manque de sérénité mêlé d’une sorte de tension …
Lorsque la mère est apparue avec ses quinze ans et un
plateau chargé de tasses de café, le père, avec ses dix-sept ans, avait du mal
à cacher sa fébrilité.
Quand le goût du café a caressé sa langue, sa joie
intérieure a explosé comme un feu d’artifice que son visage ne pouvait pas
dissimuler.
Toute sa vie, il n’a pas réussi à trouver les termes pour
décrire cette joie.
Cependant, lorsqu’il en parlait, ses mots sentaient le
bonheur.
La douceur du café signifiait que sa bien aimée voulait de
lui comme époux.
Si elle n’avait pas voulu de lui, elle aurait salé sa tasse
de café au lieu de la sucrer, d’y mettre sa douceur à elle …
La cérémonie du café était une demande en mariage.
La cuillère qu’il avait laissée dans le riz en sortant sans
manger, voulait dire qu’il désirait se marier.
Le fait de laver la cruche et de la décorer, signifiait que
la jeune fille était prête à quitter le célibat.
Elle avait un beau trousseau fait en grande partie par ce
qu’elle avait tissé et préparé elle-même.
Les peupliers plantés à la naissance du garçon seraient
coupés et vendus pour financer la fête du mariage.
Une fête pour rappeler le Sens et consolider le Lien.
Le temps continuait de se consumer …
La vie au village avait changé.
Le père se devait de partir.
Il voulait chercher du travail en Allemagne.
Comme beaucoup d’habitants de son pays.
Mais c’est en France qu’il s’est installé.
Il a fait venir son épouse quelques années plus tard
lorsque l’Etat en France l’a autorisé à le faire.
Le mineur délinquant incarcéré est l’un de leurs enfants.
Le petit dernier.
Né en France.
La mère s’est toujours souvenue de son arrivée dans ce
pays.
Avec son époux.
Elle n’avait pratiquement jamais quitté son village
auparavant.
Et voilà qu’elle se trouve dans un avion.
Dans les airs.
Ravie de découvrir mille et une choses en prenant de la
hauteur.
À un moment, elle se voit petite, en train de jouer sur les
nuages comme dans un immense amoncellement de laine blanche, au milieu d’un
parfum qui rappelle celui du sol après une pluie d’été.
Parfois, les nuages forment des flocons, on dirait de la
laine teinte, agités par les vents.
Le temps et l’espace prennent une autre dimension …
C’est déjà la France.
L’avion se prépare à une escale à l’aéroport de
Toulouse-Blagnac, avant de repartir sur Paris. En amorçant l’atterrissage, il
lui a permis de contempler de jolis dessins géométriques de champs aux cultures
variées et aux multiples couleurs.
Au sol, l’avion était tout prés d’un carré de fleurs.
Elle s’est mise à les admirer par le hublot et sa pensée
s’est envolée vers son village.
Cela n’a pas échappé à son époux qui s’est mis à lui
fredonner un air de leur enfance.
Et les voilà ensemble, au milieu de l’herbe, des
coquelicots et des marguerites qui couvrent le champ derrière des demeures en
pisé.
Ils sont à peine visibles.
Ils font le plein des couleurs et des parfums.
Chantent.
Rient.
Passent à travers des nuées d’oiseaux.
Font voler des cigognes.
S’approchent des vaches.
S’allongent sous le ciel ouvert.
Fixent le soleil.
Ecoutent le galop vertigineux du cheval noir luisant, dont
le hennissement parcourt la terre, puis s’endorment avec une délicieuse coulée
de Salaam.
Paix.
Pace.
Peace …
En attendant que l’avion continue sur Paris, ils se
sentent, comme c’est souvent le cas, pleins de sérénité.
Ils sont reconnaissants pour cet immense bienfait, et pour
d’autres, qui leur sont généreusement offerts.
L’homme regarde sa femme.
Elle est toujours comme il n’a jamais cessé de la voir.
Eblouissante.
Belle comme les univers.
Ses yeux parlent à son cœur et à son esprit.
Sa peau couleur de miel se marie parfaitement avec sa
douceur.
Son visage, sa façon d’accompagner sa parole de gestes
lents, son sourire, l’éclat de ses dents, son corps lui donnent une grâce toute
particulière …
Les sonorités de l’agitation dans l’avion lui parvenaient
faiblement, puis de plus en plus lointaines jusqu’à disparaître complètement.
Et, comme par enchantement, certaines images du temps passé
avec son épouse commencèrent à défiler …
Il se voit dans une course derrière elle, au début de leur
mariage, à travers un champ fleuri.
Le rire de sa femme se confond avec le chant des oiseaux et
diffuse une musique qui, avec les parfums de la nature procure des sensations
exquises.
Une éclosion des sens.
Plus elle courait et plus elle riait.
Le soleil semblait ravi de ce moment et brillait de tout
son éclat.
L’époux et l’épouse finirent par se rejoindre.
Et il s’est passé ce qui se passe de plus fabuleux entre un
homme et sa femme.
Deux êtres se répandant l’un dans l’autre, se complétant
l’un par l’autre dans une mélodie fantastique qu’est l’ÉQUILIBRE.
Un ÉQUILIBRE dont témoignent aussi le ciel, le soleil, la
lune, les étoiles, le vent, les montagnes, la mer, les cours d’eau, la terre,
les saisons, les animaux, les plantes et d’innombrables autres créatures …
Leur histoire n’a pas commencé en France.
Elle remonte à l’aube de la Vie.
Ils ont toujours su que leur marche a un point de départ et
un point d’arrivée.
Ils savent qu’ils doivent parcourir le chemin.
À leur rythme.
Ils marchent à travers le temps et l’espace pour un temps
et un espace AUTRES.
Ce qui doit être sera.
La Source irrigue leurs racines.
Ils ont toujours su que l’Amour est Eternel.
Ils se souviennent de Demain …
En arrivant à l’aéroport, en région parisienne, ils ont été
accueillis par une pluie bienfaisante. Une bénédiction.
La musique de l’eau.
L’eau d’où jaillit toute chose vivante … et de leur cœur a
retenti le chant de la louange :
« La pleine lune s’est levée au dessus de
nous… ».
La mère a obtenu un permis de visite pour aller voir son
fils en prison.
Elle pense à son parcours et cherche à comprendre …
QUE S’EST-IL PASSÉ ?
En posant cette question au mineur délinquant incarcéré,
l’éducateur en détention n’a pas attendu de réponse.
Il a quitté le local utilisé pour l’entretien et le mineur
délinquant incarcéré a été ramené à la cellule.
Accompagné par la question de l’éducateur.
Une question qui le suit comme une ombre …
Quelques jours plus tard, des détenus ont raconté qu’un
matin à l’aube, ils ont vu l’éducateur en détention et le mineur délinquant
incarcéré tourner, avec des corbeaux et des mouettes, comme dans une ronde
sacrée, autour d’un peuplier aux feuilles d’émeraude, arrosé par une lumière
coulant d’une cruche en rubis …[1]
BOUAZZA
Peinture réalisée d’après une photo, le 17 avril
2017, selon le calendrier dit grégorien, par mon premier petit-fils âgé de cinq
ans et deux mois.
Il y a quelques années, mon épouse a peint un tableau
d’après la même photo.
[1] Texte
mis sur le net, sans l’illustration, le 22 juillet 2004 selon le calendrier dit
grégorien, en partie à partir d’écrits antérieurs.
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