samedi 10 juin 2017

IL ÉTAIT UNE FOIS ...

L’éducateur intervenant en prison s’est mobilisé pour que les mineurs délinquants incarcérés puissent avoir des séances de conte.
Il a pris beaucoup de choses en charge et ramène de chez lui tapis, coussins, bougies, encens …
C’est dire l’importance qu’il accorde au conte.
Comme les mineurs incarcérés, il lui tarde d’écouter la conteuse qui, lors de la séance d’avant, était déjà présente mais n’avait pas conté.
Maintenant c’est son tour …
Auparavant, il est allé déjeuner avec la conteuse de la séance d’avant et lorsqu’ils sont revenus, tout était prêt.
L’odeur de l’encens s’exhale.
Les bougies sur le plateau étaient allumées.
La jeune femme était en pleine concentration.
Il fallait la laisser un peu seule …
Lorsque tout le monde s’est installé, elle était comme transfigurée …
La conteuse de la séance d’avant a installé un petit magnétophone, discrètement, afin qu’il restitue un jour ce qui lui a été transmis …
Les deux conteuses se regardent et se voient, l’une dans les yeux de l’autre.
Des yeux couleur d’échange.
Cette couleur les relie.
Des yeux qui expriment le visible mais aussi, bien sûr, l’invisible.
Des yeux qui cherchent …
Les mineurs délinquants incarcérés connaissent le langage des yeux …
Je fixe la conteuse.
Elle est sans âge.
Et de tous les âges.
Autrefois avocate, elle a préféré devenir conteuse.
Assise en tailleur, elle semble en lévitation.
Un éducateur à qui il est arrivé dans le passé de raconter des histoires, la regarde …
Je l’écoute, elle parle de Doffou Séringué Taï Bam Baye …
« C’était au temps où les puces allaient, ferrées de cinq cents livres de fer à chaque patte. Elles sautaient et se perdaient dans le bleu du ciel pour en rapporter des contes … ».
Détendu, un des mineurs s’endort.
Un autre, souvent agité, demande à être raccompagné à sa cellule.
Un troisième boit les paroles goulûment comme pour étancher une grande soif.
La conteuse le sert et ne cache pas son plaisir de vouloir le désaltérer.
Tous deux donnent l’air de se soutenir mutuellement pour avancer vers des horizons connus d’eux depuis longtemps …
Elle imite le galop d’un cheval et j’ai une forte envie de passer ma main dans sa crinière, de l’embrasser sur le front et de hennir avec elle …
La surveillante subitement semble entrevoir ce que d’autres ne voient pas …
Des notes de musique tirées d’instruments traditionnels se mélangent aux paroles et parfument l’atmosphère.
La conteuse qui réalise ce prodige, continue à tout faire et devient celle qui conte pour moi :
« Le voyage est long.
Mais le garçon et la fille ne sont pas fatigués.
Ils se sont réveillés à l’aube.
Dans un sac, les achats pour la mère ont été préparés minutieusement : du tissu pour une robe, un foulard, des babouches, du henné[1], du khôl[2] et un bracelet en argent.
En arrivant au village en car, il leur restait quelques kilomètres à faire à dos de mulet pour arriver à l’habitation de leur mère.
Le paysage est rude et désolé.
Il n’y a pas un brin d’air.
Le frère et la sœur progressent dans une succession de cailloux et de touffes sèches.
Ils désirent cette rencontre avec une gigantesque ardeur mais en même temps, ils l’appréhendent terriblement.
Le mulet continue d’avancer.
Il connaît le chemin.
Tout d’un coup, en haut d’une petite colline, à côté d’une simple demeure en pisé, des chiens accourent en aboyant.
Une femme apparaît.
À cet instant, rien ne semble plus beau à la sœur et à son frère que le visage de cette femme. Leur mère.
Ils sont encore dans ses bras et nul ne sait combien ce moment a duré, ni pourquoi les yeux pleurent alors que les cœurs débordent de bonheur.
Les chiens se sont calmés et jappent autour.
Ces retrouvailles sont fêtées comme il se doit.
Le thé à la menthe coule à flots.
À côté du feu qui dégage l’odeur du méchoui,[3] des groupes se forment.
Le garçon ne quitte pas sa mère des yeux.
Elle prépare du pain.
Ses doigts fins caressent la pâte et lui donnent la forme voulue.
De temps à autre, elle ajoute une petite branche de bois dans le four fait de terre, en forme de bol renversé avec une ouverture devant pour allumer le feu et introduire le pain à faire cuire, et une ouverture au milieu pour dégager la fumée.
Par moments, la flamme donne à ses yeux noirs et au teint de son visage une couleur plus chaude.
Une femme arrive et s’assoit entre le frère et la sœur :
- J’aimerais tant vous parler de votre mère.
Votre père a trahi sa confiance.
Le pire dans le mariage.
Elle a été humiliée.
Atteinte dans sa dignité et son être tout entier …
Je parle mais je sais que vous portez en vous tout ce que je dis …
Un homme prépare le thé, à la lumière d’une loupiote à huile.
La femme poursuit :
- Quand vous lui avez été arrachés, elle sentait qu’elle ne savait plus regarder la Lumière et qu’elle perdait la chaleur du cœur.
Les feuilles se sont étiolées.
Les branches se sont affaiblies.
L’arbre était à l’agonie.
Mais il y avait encore la sève.
Des saisons se sont consumées, du temps a succédé au temps, des récoltes à d’autres récoltes. Et lorsque la sève demeure, les feuilles renaissent, les branches se revitalisent et l’arbre, irrigué, renforce ses racines et s’élève dans les cieux.
L’enfant fixe de nouveau sa mère.
Il jette ensuite un regard au ciel embelli par les étoiles et se sent plein de gratitude.
La mère s’approche, s’assoit au milieu de ses enfants et les serre contre elle.
Comme seule une mère sait le faire.
Les sons d’une flûte proviennent de loin.
L’enfant et sa sœur ne disent rien.
Les étoiles, imperturbables les fixent.
Une odeur de foin les enveloppe et une forte sensation s’empare d’eux … ».
Le silence qui a suivi n’a même pas été interrompu par les mineurs délinquants incarcérés qui se sont retirés, personne ne sait vraiment où …
Et ne comptez pas sur moi pour vous dire où est passée la conteuse.
Les mouettes et les corbeaux autour de la prison ne vous en diront pas plus …[4]

BOUAZZA



Les deux chacals nommés « Kalila » et « Dimna » (Kalila wa Dimna), qui est le titre du livre le plus connu d’Ibn Almoqaffa’e.
Recueil de fables animalières, traduites et adaptées en arabe par lui.
C’est une traduction des Fables de Bidpaï, tirées du Pantchatantra (recueil en sanscrit, d’origine de l’Inde).
Ces fables animalières attirent l’attention sur ce que devrait être ʺl’éthique dans la gouvernance et la manière convenable de se comporterʺ.
Écrites en sanscrit vers 200 (selon le calendrier dit grégorien), elles ont été d’abord traduites en persan puis en syriaque au VIe siècle, en arabe vers 750 et en d’autres langues par la suite.
En 1644, une version française a été publiée.
La traduction en français a alimenté « Les Fables de la Fontaine ».
[1] Henné : plante dont la poudre, mélangée avec de l’eau, sert à colorer les cheveux, les mains et les pieds.
[2] Khôl  ou kohol : poudre noire provenant d’une pierre, utilisée pour le maquillage des yeux.
[3] Chchwa, viande grillée.
[4] Texte mis, sans l’illustration, sur le net le 1er mai 2004, selon le calendrier dit grégorien, à partir d’écrits antérieurs.

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